La cérémonie fut extrêmement émouvante et empreinte d’une grandeur sans solennité excessive. La reine portait, pour l’occasion, une délicieuse robe mauve, plissée depuis la taille, qui accentuait son cul de marchande de gaufres. Le vêtement s’agrémentait de fleurs brodées représentant des hortensias aux inflorescences bleues. Elle était frisottée du jour, poudrée à blanc tel un pommier de printemps, avec des lèvres admirablement dessinées au pinceau par son pédicure chinois. Une expression de bienveillance indélébile renforçait la majesté de son visage qui septuagénait doucement.
En face d’elle, lady Muguette se tenait immobile, le chef incliné comme celui d’un athlète sur le podium de la victoire. Elle avait mis un Chanel noir gansé de rose et arborait le fameux collier des Bentham, offert à lady Dorothy, arrière-grand-mère du duc actuel, par Victoria Ire. Outre les trois mâles de la famille, assistaient à cet événement : le duc d’Édimbourg, le chancelier de l’Ordre du M.B.E., le ministre des Beaux-arts, le directeur de la galerie exposant les œuvres de lady Muguette et leurs femmes, plus l’ambassadeur de France non accompagné, son épouse ayant été hospitalisée la veille pour une salpingite aiguë.
En l’honneur de la récipiendaire, on servit du Champagne ; après quoi l’on passa dans la salle à manger.
Sir David avait préalablement guigné par les trous de serrure toujours à sa portée. Cet examen indiscret lui permit de mettre au point une aimable plaisanterie.
Quand, après l’apéritif, les portes s’ouvrirent et que le maître d’hôtel compassé eut annoncé : « Sa Majesté est servie », le nain, à l’abri de son « grand frère », s’arrangea pour gagner sa place en passant devant celle de la reine.
Comme il atteignait le siège provisoirement vide de la souveraine, il pressa une ampoule de caoutchouc préparée pour la circonstance. Un liquide blanc, à l’évaporation instantanée, se répandit sur la soie brochée de la chaise.
Il s’agissait très innocemment de fluide glacial, produit dont il n’avait plus usé depuis le collège.
Lorsque les convives furent arrivés à bon port, la gracieuse hôtesse donna le signal en s’asseyant. Chacun l’imita, non sans une certaine raideur. Lord Bentham était placé à la droite d’Elisabeth number two, l’ambassadeur de France à sa gauche. En face, le duc d’Édimbourg, homme plus affable qu’à femmes, se trouvait encadré de lady Muguette et de l’épouse du chancelier de l’Ordre, une haridelle avec une poitrine davantage en intaille qu’en relief.
Bien entendu, sir David occupait un bout de table. Sa glorieuse mère ne lui avait pas menti : il disposait d’une chaise surélevée.
La conversation gourmée, certes, mais empreinte de cordialité allait son train. L’ambassadeur de France, un homme jeune, à l’humour affûté, disait que cette décoration britannique décernée par la Grande-Bretagne à une ci-devant Française risquait de réveiller de vieux antagonismes puisqu’elle annexait définitivement le talent d’une artiste produite par l’Hexagone. On riait cérémonieusement, du bout des incisives. David ne quittait pas la reine des yeux, guettant ses réactions.
L’illustre femme dominait ses problèmes avec un sang-froid faisant honneur à la Grande-Albion. Néanmoins, son royal regard s’emplissait d’une interrogation mêlée d’inquiétude. Bientôt elle varia sa posture, prenant appui, mine de rien, sur une fesse, puis sur l’autre. Il lui arriva même, à un moment d’exception où elle ne mobilisait plus l’attention générale, de passer prestement la main sous son cher vieux cul soulevé de manière imperceptible.
Voyant et sachant interpréter son comportement, le nain jubilait. Il ne nourrissait aucun mauvais sentiment à l’endroit de la famille royale britannique qu’il jugeait préférable au bolchevisme, mais un goût prononcé pour l’irrévérence, hérité de ses origines françaises, l’incitait à se gausser de tout ce qui est pompeux ou emphatique.
Après un foie gras du Périgord arrosé d’Yquem 1867, on servit un gigot à la menthe admirablement trop cuit, puis, pour conclure, un dessert réunissant tous les ingrédients utilisés en pâtisserie. David nota que, parvenue à la phase terminale du repas, la reine avait les tempes en sueur. Son sourire semblait sculpté au burin dans un bloc de marbre. Elle ne tarda point à donner le signal de la décarrade. Profitant de la dislocation générale, elle souffla au maître d’hôtel de venir la quérir dans les meilleurs délais, sous n’importe quel prétexte, afin d’aller changer de culotte.
La dame en majesté s’éclipsa donc, les miches dévastées par un froid polaire.
En son absence, et pendant qu’elle s’immergeait le sud dans un récipient de faïence, le prince et consort parla pour ne rien dire, mission dont il s’acquittait avec brio depuis bientôt quarante-cinq ans.
La dame monarque réapparut peu après, le postérieur apaisé, en arborant ce sourire pour boîtes de caramels au lait qui contribue tant à sa popularité.
Certains messieurs de l’assistance burent du whisky sec, ainsi que la femme du chancelier, laquelle fumait le cigare depuis qu’elle ne voyait plus ses règles.
L’épisode des alcools dura peu, un huissier annonçant avec une voix de héraut d’armes que Son Excellence l’ambassadeur des îles Anikroche venait d’arriver et attendait le bon plaisir de la souveraine. Cette information déclencha la débandade immédiate.
Lady Bentham quitta le palais, comblée, avec ses trois hommes et sa médaille.
Lorsque la famille fut réunie dans la Rolls, ces messieurs félicitèrent Muguette pour la grande dignité qu’elle venait de recevoir. Le duc la confondait avec l’Ordre de la Jarretière, mais personne ne le détrompa car les vieillards obstinés finissent toujours par imposer leur gâtisme.
De retour chez lui, le nain eut le vif désagrément de trouver le logis désert.
Affolé, il explora les armoires, redoutant que Victoria ne fût partie sous l’empire d’un coup de folie ; tout y était en place et seul l’imperméable de la nurse manquait à l’appel.
Il appela Tom Lacase dans l’espoir qu’il saurait le renseigner sur le mobile d’une telle absence, mais ce dernier ne savait rien.
— Mademoiselle s’est peut-être rendue dans une pharmacie de nuit ? offrit charitablement le Noir. Ou bien a-t-elle éprouvé le besoin de prendre l’air ? Elle souffrait de la tête aujourd’hui.
Rongé d’inquiétude, son maître le congédia d’un geste agacé, puis il prit place dans le fauteuil où il aimait que Victoria lui accorde d’exquises fellations.
Dans le porte-revues flanquant le siège, il se saisit d’un hebdomadaire à sensation presque entièrement consacré au double assassinat du cabinet dentaire.
D’abondantes illustrations montraient le praticien avec sa fraise enfoncée dans la tête via la cavité orbitale, ainsi que la catin au nez et à la bouche obstrués. Cette morbide iconographie ravissait sir David. Il la consultait à tout instant pour en goûter le charme suave. Il contemplait son œuvre avec émotion, se grisant de son aspect terrifiant. Le fait que ce dentiste, dont le penchant pour les prostituées était connu, fût assassiné en compagnie de l’une d’elles orientait les enquêteurs sur un crime du Milieu. On interrogeait les « camarades de métier » de la fille, toute la pègre était en effervescence. Un psychiatre que la police consultait volontiers prétendait qu’il s’agissait de l’œuvre d’un déséquilibré.
Depuis la parution de l’article, plusieurs semaines avaient passé et l’affaire s’étiolait. Lorsqu’un journaliste évoquait « Le meurtrier à la roulette », il le faisait « pour mémoire », citant ce double assassinat à titre de référence, par rapport à des forfaits ultérieurs.
Le nain délaissa l’hebdo. Il songea à sortir pour guetter le retour de Victoria, mais la perspective que le téléphone sonne en son absence le tenait rivé chez lui.
Pour passer ses nerfs, il alla chercher ses échasses d’entraînement et commença à tourner dans la pièce. Il décida que lorsqu’il aurait accompli dix tours de living, la nurse réapparaîtrait.
Elle fut là avant la fin du troisième.