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Victoria l’attendait au volant de la Hilmann, dans une voie adjacente. Depuis deux jours, elle conduisait de nouveau en bandant très fort sa cheville. Elle commençait à s’inquiéter, trouvant qu’il mettait beaucoup de temps à exécuter son projet. La nurse pensait que s’il lui arrivait de se faire prendre, elle ne saurait plus vivre sans lui. Le petit homme occupait tous ses jours, toutes ses pensées. Qu’avait donc cet être minuscule pour exercer pareille attirance sur certaines femmes ?

A mesure que le temps passait, son angoisse croissait. Elle allait partir en reconnaissance quand la portière s’ouvrit sans qu’elle l’ait vu approcher. Il se glissa dans le véhicule furtivement, elle démarra sans un mot. Ce ne fut qu’au bout d’un moment qu’elle se risqua :

— Je commençais à m’alarmer.

— Vous n’aviez pas tort, répondit-il. Ce triste sire est arrivé à son cabinet, flanqué d’une prostituée avec laquelle il a forniqué.

Il ajouta d’un ton acerbe :

— Vous devez connaître son attrait pour son fauteuil de dentiste ?

Il se tourna vers elle, vit qu’elle était soudain pâle et crispée.

— Naturellement, vous eûtes droit à ces voluptés professionnelles lorsque vous étiez sa maîtresse ?

Comme elle se taisait, il glapit :

— Mais répondez-moi, putain !

Victoria se mit à pleurer si fort qu’elle dut stopper, aveuglée par les larmes. Alors il la frappa de ses petits poings durs. Il lui lançait des coups dans le visage, sur les oreilles, aux épaules, aux seins, emporté par une noire colère.

— Vous vous êtes comportée en traînée ! Il vous a assujettie à ses caprices ! C’était un profanateur dont le plaisir consistait à avilir.

Parce qu’il usait du temps passé, elle comprit que le dentiste n’existait plus, alors, malgré la fureur de David, malgré ses violences, elle ressentit un soulagement grisant.

— Vous l’avez tué, sir, n’est-ce pas ? Dites-moi que ce pervers n’est plus !

Le nain cessa de la battre, soudain honteux.

— Exact, fit-il : je lui ai enfoncé sa roulette dans l’œil jusqu’au cerveau.

— Oh ! merci, s’exclama-t-elle en baisant son poing. C’est le plus beau présent que vous pouviez me faire !


Ce fut une étrange nuit qu’ils passèrent à s’aimer et à pleurer. Ils firent l’amour, pris du besoin de s’engloutir. Le jour filtrait des rideaux tirés quand ils parvinrent enfin à s’assoupir, soûlés de chagrin, repus de plaisir. Ils gisaient au travers du lit, enlacés, meurtris, et y restèrent jusqu’à l’après-midi du jour suivant, selon une habitude maintenant bien établie.

Sans doute auraient-ils dormi davantage si la duchesse ne les avait arrachés à leur hibernation par un coup de téléphone péremptoire. Comme chaque fois, elle demandait à son fils de se hâter, sa vivacité naturelle se refusant à toute attente.

Par crainte de la voir débarquer et de s’entendre accabler de sarcasmes, le nain bondit dans ses vêtements et, inrasé, courut la rejoindre. Elle travaillait dans son atelier sur une toile dont il était encore impossible de définir ce qu’elle représenterait.

Elle paraissait mi-figue, mi-raisin (mais davantage raisin que figue). Un enthousiasme intérieur rendait son regard plus brillant que d’ordinaire.

— Que puis-je pour vous, mère ?

Elle déclara sourdement :

— Je suis heureuse, David, excessivement heureuse.

— Vous m’en voyez réjoui. Qu’est-ce qui provoque ce grand bonheur ?

— On vient de m’informer que je suis décorée du M.B.E.[8]

David eut une mimique sincèrement admirative.

— C’est un très grand honneur, mère ; peu de femmes peuvent se prévaloir d’une telle distinction.

— Attendez, ce n’est pas tout. Cette décoration me sera remise par Sa Majesté elle-même au cours d’un dîner à Buckingham Palace auquel sont également conviés le lord et mes deux enfants.

— Moi aussi ? fit le nain, abasourdi.

— Je n’ai pas d’autres enfants que John et vous, il me semble.

— Mais, mère, je ne puis…

— Ne commencez pas, David. Vous savez qu’il est IMPOSSIBLE de décliner une invitation de la reine !

Le petit homme baissa la tête.

— Voyons, vous m’imaginez assis à la table d’Elisabeth II ?

— Très bien, puisque telle est la volonté de Sa Gracieuse Majesté. Vous me montrerez votre smoking. S’il est quelque peu défraîchi, nous en commanderons un autre.

— Mais, chère mère, je connais ces tables d’apparat : mon nez n’arrivera pas au niveau du couvert !

— Je préviendrai pour qu’on vous prépare un siège rehaussé, David. Comment font-ils quand ils reçoivent le roi Hussein ? Cessez de toujours ergoter.

David comprit qu’il ne saurait couper à la corvée et soupira, vaincu :

— A vos ordres !

— Parfait. Puisque nous voici en tête à tête, je souhaiterais vous entretenir d’une autre question, mon garçon.

— Je vous écoute ?

— Aussi surprenant que cela puisse paraître, j’ai reçu une proposition de mariage vous concernant. Je veux bien que ce soit l’homme qui formule habituellement cette requête, mais à cas particulier, méthode particulière.

— Je parie qu’il s’agit encore de Jessie ! gronda le cadet des Bentham ; cette demoiselle doit être névrosée pour s’enticher d’un phénomène de foire ! D’ailleurs, vous l’avez vue à l’œuvre dans son numéro de nymphomane !

— C’est effectivement de miss Lambeth dont il est question. Pardonnez-moi de vous le dire crûment, mais l’occasion est inespérée : cette petite est ravissante, titrée, riche, fille unique et non dépourvue d’esprit. Si elle est excessive dans ses amours, je suis convaincue que vous saurez l’apaiser : vous disposez de ce qu’il faut pour cela.

C’était la première fois que sa mère faisait une allusion aussi directe à l’énormité de son pénis. Il rougit, puis, brutalement, déclara :

— Ma réponse est non, mère ! Belle ou pas, cette folle m’insupporte. Mais une raison plus péremptoire motive mon refus : j’aime Victoria ; c’est avec elle que j’entends convoler et le plus rapidement possible. Surtout, ne vous donnez pas la peine de m’en dissuader. Ma décision est sans appel, comprenez-le !

Il s’exprimait avec une telle fermeté, en dardant ses yeux (de bas en haut) dans ceux de la duchesse, qu’elle détourna son regard.

— Vous êtes fils de duc, mon garçon ; pareille mésalliance est impossible.

— Je suis le fils du duc de Bentham et d’une certaine Muguette Lenormand, madame. Par ailleurs, si j’en crois les démêlés de la famille royale, vos préjugés de caste ne vont guère dans le sens de l’Histoire. Votre avorton de fils a reçu de la providence, à titre de dommages et intérêts sans doute, l’amour d’une roturière jeune, jolie et intelligente, ne me demandez pas de le sacrifier sur l’autel des conventions périmées dont tout le monde se moque, jusqu’aux vieilles bigotes de Saint Stephen Walbrook. J’épouserai Victoria, contre votre gré s’il le faut, car c’est l’essence de ma pauvre vie qui est en jeu.

La duchesse eut un sourire désenchanté.

— Je croyais entendre mon défunt père, dit-elle. Même virulence, même âpreté, même regard pareil à la flamme d’un chalumeau. Eh bien soit, mon fils, épousez donc Victoria puisque vous tenez tant à elle !

Pour la première fois il aperçut des larmes sur les joues maternelles et en fut bouleversé. « M’aimerait-elle ? » s’interrogea-t-il.

Ils eurent un court instant de magie. Puis Muguette essuya ses yeux du revers de sa manche.

— Pardonnez-moi, dit-elle, je pleure chaque fois que je parle de mon père.

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