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Assis en tailleur sous l’immense table de la salle à manger, sir David contemplait l’entrejambe de la princesse de Galles.

Lady Diana portait une jupe écossaise aux carreaux beige et bleu. Ses bas couleur chair révélaient ses moindres muscles et l’on devinait d’imperceptibles veines aux chevilles. Sir David jugea ses longues jambes un peu trop minces pour son goût. Il appréciait les femmes « confortables-sans-excès », beaucoup moins les personnes du sexe guettées par l’anorexie. Cependant, que lady Diana ne mît pas de collants, mais de véritables bas soutenus par un porte-jarretelles, compensait à ses yeux ses mollets trop filiformes.

Il attendait, obstiné guetteur de sensations, qu’elle ouvre les cuisses, mais l’aimable personne avait trop de maintien pour découvrir son slip, fût-ce sous une table. Elle demeurait résolument close, telle une huître en bonne santé, genoux serrés, ce qui finit par irriter profondément le fils cadet de lord Bentham, célèbre par ses caprices et les exigences que ceux-ci généraient.

Au-dessus de lui, la conversation s’animait sans que, toutefois, le ton ne monte. Dîner de dames. La duchesse, sa mère, avait convié les femmes les plus en vue de Londres. Quelques-unes d’entre elles étaient jolies, deux ou trois spirituelles, mais toutes jouissaient d’une influence indiscutable sur la vie artistique du pays.

Lady Muguette, peintre animalier de talent, préparait une exposition ayant pour thème le basset hound : vingt-cinq toiles grand format consacrées à ce pittoresque canin aux oreilles traînantes. Elle avait pour habitude de les présenter en son logis, avant de les confier à la galerie. Elle invitait pour la circonstance des personnes de la « jet » qui appréciaient qu’on leur propose la primeur de ses créations.

Avant de passer à table, presque toutes « ces dames » avaient élu comme clou de la proche exposition un tableau intitulé Maternité, représentant une chienne sur le point de mettre bas. L’expression de l’animal dégageait quelque chose de pathétique. On était conquis par son regard de navrance et ses mamelles à ras du sol.

L’œuvre continuait de défrayer la conversation pendant le repas. A cause de la lourde nappe de brocart tombante, sir David ne percevait pas très bien les propos échangés, ce qui le laissait de marbre. Il se montrait résolument misogyne et les bavardages féminins le faisaient bâiller.

A un moment donné, il nourrit l’espoir d’en apprendre davantage sur l’entrejambe de la princesse de Galles ; mais lady Di se contenta d’incliner ses cuisses dans l’autre sens, sans pour autant les désunir. Mentalement, sir David la traita de « pétasse borgne », de « cul pourri », de « pompeuse de singes », de « sale crevure » et autres qualificatifs malsonnants. Il aurait aimé sortir de sa poche son rasoir à manche pour tailler dans les mollets de la jeune femme.

Au moment où sa rage le faisait trembler, il se produisit un événement qu’il n’attendait pas : lady Diana ôta, du pied droit, son escarpin gauche qui la blessait. Elle détestait acheter ses chaussures à Londres, préférant les bottiers italiens, ou français. Le soulier britannique n’est que masculin, par sa robustesse.

Sir David n’hésita pas un instant : il s’en empara dès que le pied de sa propriétaire l’eut quitté et actionna la commande sans fil chargée d’alerter Tom, son valet personnel, un Noir aux cheveux défrisés et à l’œil de velours dont les services lui coûtaient une fortune.

Peu après, les lumières s’éteignirent dans la salle à manger. Il y eut un murmure de surprise.

— Je vous prie de nous excuser, fit paisiblement lady Muguette, on procède à des travaux dans le secteur.

Sir David sortit sans encombre de sous la table et, à quatre pattes, quitta la pièce, l’escarpin entre ses dents. Il en aima l’odeur de femme et de cuir et décida que miss Victoria, sa nurse, le masturberait au-dessus du soulier, ce qui constituerait une manière délicate, quoique indirecte, de copuler avec la jolie princesse.

Il traversa la bibliothèque où son père, lord Jeremy Bentham[1] rédigeait ses mémoires à un pupitre d’acajou marqueté de nacre. Il avait entrepris cette œuvre une vingtaine d’années auparavant et la conduisait cahin-caha, au gré de son gâtisme précoce, biffant et raturant presque davantage qu’il n’écrivait. L’âge semblait l’avoir pris de vitesse, avec son cortège de tracasseries physiques et de marottes séniles. Bien qu’il n’eût pas soixante-quinze ans, il en paraissait dix de plus. Siégeant parfois à la Chambre des lords, il était une aubaine pour les autres pairs moins diminués que lui car il avait le don du quiproquo et des colères injustifiées.

Sa surdité contribuait à son isolement. Lorsqu’il atteignit la quarantaine, et malgré le vœu de célibat prononcé au chevet de sa mère mourante, il épousa Muguette Lenormand, rencontrée à Paris, rue des Saints-Pères, dans une galerie de peinture où la pluie l’avait incité à entrer. On y exposait de l’hyperréalisme d’inspiration américaine. Muguette travaillait là en qualité de gérante. Elle aimait l’art, l’en entretint de manière décisive. Elle était plutôt jolie, mais il lui trouva surtout du charme. Le soir même il la convia à dîner au Ritz où on lui gardait son rond de serviette. Elle acheva la conquête du noble personnage qui ne tarda pas à l’épouser. Cela l’amusa de devenir lady. Depuis sa quatrième au lycée, elle n’était jamais retournée à Londres et fut éblouie par cette ville hors du temps, altière et pudique, où les gens ne se parlaient pas dans l’autobus et s’arrêtaient de vivre l’après-midi pour boire du thé en grignotant des biscuits friables. Son goût pour l’art la poussa à peindre, au grand contentement de son époux qui entreprit tout ce qui était en son pouvoir pour la lancer.

Peu porté sur les ébats amoureux, lord Jeremy n’en eut pas moins deux enfants avec sa petite artiste française. Le premier, sir John, devait devenir un juriste réputé, contracter un mariage en rapport avec son rang, et se déterminer comme un élément de qualité pour le parti conservateur. Il était plutôt bel homme, mais son air sérieux, voire rogue, décourageait les femmes qui auraient pu être sensibles à ses attraits.

Le second enfant du couple, sir David, de cinq ans son cadet, devait compter parmi les individus les plus petits du Royaume-Uni, puisqu’à vingt-huit ans il mesurait 104 centimètres.

Son nanisme, joint à son titre et à la richesse familiale, le dispensait d’exercer une profession.

Alors, comme il détestait l’oisiveté, pour passer le temps il tuait les gens.

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