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Christina Hertford avait passablement changé depuis son aventure avec Victoria Hunt. Six ans auparavant, elle se présentait sous l’apparence d’une fille sportive à l’air décidé, dont le regard provoquait spontanément. Et puis, un grand chagrin d’amour avait brisé la farouche énergie qui l’animait. Une sorte de repli s’était opéré chez cette femme autoritaire dont le plaisir consistait à « convertir » à Lesbos ses élèves de l’école de nurses.

Depuis son inguérissable déchirement, elle ne se sentait plus motivée ; son goût de la séduction homosexuelle s’émoussait. Ce désarroi l’incitait à chercher un dérivatif dans la nourriture. En moins de six ans, elle avait emmagasiné une quinzaine de kilos excédentaires qui commençaient à lui donner une allure d’ogresse, d’autant plus que son système pileux, à la suite d’un traitement hormonal, suivi en dépit du bon sens, la parait d’un épais duvet qu’elle refusait d’appeler barbe.

Elle habitait dans Belgravia, non loin de Victoria Coach Station une vieille maison de charme qui lui venait de sa mère. Plusieurs pièces restaient condamnées, une chambre et une salle à manger suffisant à ses besoins. Elle continuait d’enseigner la puériculture, elle qui n’aurait jamais d’enfant. La cinquantaine s’annonçait mal car, outre son début d’obésité, elle souffrait de troubles annonciateurs d’une douloureuse ménopause.

Avant de connaître le mal d’amour, elle sortait beaucoup le soir, allant de concert en opéra, de pièce théâtrale en conférence, toujours flanquée d’une jeune maîtresse, soucieuse de l’éduquer sexuellement et artistiquement. Elle traînait ses conquêtes dans les galeries de peinture, au musée, partout où soufflaient l’art et l’esprit.

Maintenant elle avait perdu son côté bravache qui lançait un défi à tous les gens aux mœurs orthodoxes. Elle ne faisait plus étalage de ses penchants saphiques. Une sombre résignation s’était abattue sur elle.


En cette fin d’après-midi brumeuse, elle regagnait son domicile à pied, après avoir quitté la station de métro. Elle marchait d’une allure dandinante d’oie gavée, plus triste que de coutume car son amie du moment venait de partir en stage dans une maternité du Sussex.

Comme elle atteignait son logis, elle passa devant une Rolls-Royce stationnée le long du trottoir d’en face. Quelqu’un, depuis la vitre arrière, lui adressait des signes, incrédule, Christina Hertford s’arrêta. La glace s’abaissa et la puéricultrice crut défaillir en reconnaissant le grand amour de sa vie.

— Venez ! lui lança Victoria Hunt.

La corpulente femme traversa la chaussée, les jambes flageolantes sous le coup de l’émotion. Un chauffeur noir, en tenue, lui ouvrit la portière cérémonieusement. Elle monta dans l’automobile-carrosse, toujours tremblante d’un émoi qu’elle n’avait encore jamais ressenti. L’intérieur du véhicule sentait bon le vieux cuir encaustiqué et le parfum rare.

— Oh ! Seigneur, fit le professeur, c’est réellement vous, ma chérie ?

Elle se tenait de biais sur la banquette pour mieux la contempler. Jamais Victoria ne lui avait paru si belle. Elle portait une redingote bleu marine, à boutons d’or, dont la doublure, les revers du col et des manches étaient rouge vif, un gilet également marine, bordé du même rouge lumineux, et un chemisier blanc à col officier. On eût dit quelque jeune militaire en tenue d’apparat.

— Je suis heureuse de vous revoir, Christina, assura la nurse. N’auriez-vous pas un peu grossi ?

— Un peu ! Vous voulez dire que je deviens obèse !

— Ça ne vous va pas mal, mentit Victoria.

— Allez-vous m’apprendre que ce bel équipage vous appartient ? demanda Christina Hertford.

— Vous rêvez ! Cette Rolls est celle du duc Jeremy Bentham chez qui je travaille.

— Ne me dites pas qu’il pouponne, je le croyais presque octogénaire.

— Un de ses descendants, fit brièvement la nurse.

— Quel bon vent vous amène ?

— Celui de la nostalgie, répondit Victoria. Mais tant de temps s’est écoulé depuis notre… aventure, et tant de filles m’ont succédé que j’ai dû m’effacer de votre souvenir.

La grosse femme émit une sorte de plainte animale et saisit la main de son ancienne amie.

— Ne parlez pas ainsi, ma chérie ! Depuis notre rupture, l’existence n’est plus qu’un stupide cheminement dans le brouillard des jours. Notre séparation a détruit en moi une chose fondamentale qui s’appelle le goût de vivre. Je n’ai plus d’appétit qu’à table, comme vous le constatez à mon embonpoint. Tout m’indiffère. Je sors de moins en moins, et mes compagnes du moment me paraissent sottes à pleurer. D’ailleurs je pleure beaucoup.

Il y eut un silence oppressé. Soudain, elle voulut embrasser son ancienne amie, mais celle-ci stoppa son élan.

— Le chauffeur ! chuchota-t-elle.

La forte femme refréna ses ardeurs retrouvées.

— Vous accepteriez de me revoir ?

— Que suis-je venue faire ici, Christina ?

— Le Seigneur vous envoie, mon amour. O ma lumière, mon doux ange, je tombais, tombais. Et vous voici !

Pour la première fois, la nurse vit pleurer cette rude créature faite pour dominer. Elle regarda rougir son mufle sans éprouver la moindre pitié. L’aveu de sa détresse lui apportait un plaisir cruel et grisant.

— Vous ne voulez pas monter chez moi ? demanda la puéricultrice d’un ton suppliant.

— Pas ce soir : je dois rentrer car je suis en retard. Mais, si vous le voulez, la semaine prochaine je viendrai vous chercher et nous irons dîner dans une auberge éloignée où nous passerons la nuit. Je prendrai ma propre voiture.

— Je fais un rêve, balbutia Christina Hertford.

— Votre téléphone n’a pas changé depuis nous deux ?

— Non, ma biche adorable.

— En ce cas je vous appellerai l’un de ces prochains soirs.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le jure.

Elle ne se décidait pas à quitter son ancienne maîtresse. Des larmes lui venaient encore, sans doute de joie. Elle pétrissait la douce main blanche qu’on lui abandonnait. Captait à pleins yeux cette élégante fille ravissante dont elle savait l’enthousiasme sexuel. Elle fut tentée de l’interroger à propos de ses amours du moment. Étaient-elles masculines ou féminines ? Mais à quoi bon ces stupides questions ? L’important n’était-il pas qu’elle lui fût revenue, plus belle qu’autrefois, plus assurée ?

Christina finit par quitter la Rolls-Royce. Tom Lacase se trouvait déjà là, une main sur la poignée de la portière.


Victoria la regarda traverser la chaussée et la jugea grotesque. Son embonpoint mal réparti rendait ses jambes torses. Elle trouva que son cou s’était épaissi davantage que le reste du corps.

Parvenue à l’entrée de sa maison, la mère Hertford se retourna pour lui offrir un sourire vorace. Une canine lui manquait, causant une brèche noire dans sa denture.

La nurse fit un geste de la main, que l’autre jugea plein de grâce.

Victoria poussa un soupir de profond soulagement Cette femme devenue adipeuse l’incommodait et elle frissonnait au souvenir de leurs ébats d’antan.

Dans le rétroviseur, elle capta les yeux du chauffeur qui l’étudiait. Flairait-il la vérité sur leurs rapports passés ? Qu’importait : n’était-il pas grassement payé pour se taire et pour être battu ?

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