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Ils n’eurent pas la patience d’attendre le lendemain pour aller chercher la bobine chez Hamsun. Vers huit heures du soir, le nain appela son « protégé » sous le prétexte qu’il était seul et avait du vague à l’âme. Le gentil Norvégien consentit à venir boire un verre chez son protecteur auquel il ne pouvait rien refuser.

Sitôt que la nurse le vit déboucher dans Charles Street, elle prit le chemin de sa garçonnière.

En y pénétrant, elle reconnut le parfum de lady Mary aux fragrances nostalgiques et celui, plus âcre, de l’amour ardemment pratiqué. Le jeune amant s’était bien gardé d’aérer la chambre et de refaire le lit, désireux qu’il était de conserver dans sa provisoire solitude un peu de l‘enchantement vécu.

Victoria se précipita sur l’appareil, la gorge nouée par l’anxiété. Fébrilement, elle consulta la minuscule lucarne pratiquée dans la carène et son bonheur fut au zénith en constatant que la pellicule avait tourné jusqu’au chiffre 36.

Avec des précautions de démineur, elle rembobina le rouleau et s’en saisit. Après quoi elle le remplaça par un neuf. Rarement elle s’était trouvée dans un pareil état d’exaltation. Avant de partir, elle rouvrit la porte pour s’assurer qu’elle n’avait pas laissé de lumières derrière elle.

Elle connaissait, dans le quartier de Piccadilly, une boutique où l’on développait les photos jusqu’à une heure avancée de la soirée. Elle confia sa pellicule à un petit être blafard, à lunettes cerclées de fer, dont l’expression désabusée dérangeait.

Le garçon disparut derrière un rideau coulissant et ses appareils se mirent à produire des bruits robotiques. Pendant qu’il s’activait, la nurse regarda les nombreux portraits tapissant les murs du magasin. Elle jugea affligeante l’humanité étalée là. Plus ces gens prenaient des poses, des mines pour essayer d’exprimer la joie et de « stimuler » leur personnalité, plus elle les trouvait pitoyables.

Le temps lui parut interminable. Enfin l’espèce de laborantin surgit, ses épreuves brillantes à la main. Son regard était devenu aussi pointu que son nez.

— Sans être bégueule, j’aime pas beaucoup ce genre de boulot, fit-il, c’est un truc à se faire emballer par la police !

Blême de honte, Victoria ramassa la pochette et déposa un billet de dix livres sur le comptoir. Elle avait l’intention de laisser la monnaie, mais le type aux lunettes la rappela d’un très sec : « Hé ! Vous oubliez ça ! » qui la fit renoncer à ses largesses.

Une fois à l’abri de sa voiture, elle actionna le plafonnier et sortit les photos. A la vue de la première, elle, se mit à rougir. Le cliché représentait la sévère marquise Bentham en train de chevaucher à l’envers son jeune amant. Le Norvégien se tenait allongé, nu, le sexe dressé, et sa maîtresse, les jupes retroussées, s’empalait sur son membre qui se révélait de belle dimension. Lady Mary avait le visage chaviré par l’intensité de son plaisir ; la bouche entrouverte, le regard clos, elle se laissait gagner par la pâmoison.

La nurse, peu habituée aux images pornographiques, contemplait celle-ci avec une sorte de stupeur mêlée d’effroi. Voir en posture pareillement licencieuse une femme de la noblesse, connue jusqu’alors comme une personne guindée, la plongeait dans un indicible effarement.

L’image suivante était ratée, en ce sens que les amants ne se trouvaient pas dans le champ. Il en fut de même pour nombre des suivantes. Et puis elle retrouva le couple en action.

Cette fois-ci, ils se présentaient entièrement dénudés. C’était au tour de Mary Bentham d’être couchée ; Olav avait la tête entre ses cuisses. Sa partenaire se mordait la main pour, vraisemblablement, retenir des cris de jouissance.

Les photos qui succédaient donnaient de leurs étreintes une relation plus classique, les montrant ventre à ventre, dans une furia libératrice.

Victoria parcourut le reste des images avec beaucoup moins d’intérêt car elles lui semblèrent plus « tièdes ». Mais son tableau de chasse la ravissait. C’est dans un grand état d’ébullition qu’elle regagna leur domicile.

Le Scandinave s’y trouvait toujours ; à ses oreilles rouges et à son regard brillant, elle comprit que sir David l’avait fait boire. Certes, l’anglais n’était pas sa langue maternelle, mais d’ordinaire il ne butait pas sur chaque mot. Elle le salua gentiment et, sans rien dire, tendit la pochette contenant les photos au nain. Ce dernier la prit négligemment.

— Vous permettez ? demanda-t-il à son visiteur.

Il se mit à compulser les images, posément, sans marquer la moindre réaction. Victoria admira sa maîtrise de soi. Quand il eut terminé son examen, il les replaça dans leur enveloppe, laissant cette dernière entre leurs coupes de Champagne. Au silence que conservait son hôte, Hamsun, malgré son début d’ivresse, comprit qu’il ne devait plus s’attarder. Il bredouilla des remerciements et se leva. Ce fut la nurse qui le reconduisit.

Lorsqu’elle revint au salon, sir David avait étalé les photos sur la table et se mettait à éliminer celles qui n’offraient aucun attrait particulier. Il procédait à sa sélection dans le plus grand calme, la mine sévère, les sourcils joints par la concentration. En fin de compte, il en conserva quatre auxquelles il adjoignit leur pellicule et remit les autres à sa compagne.

— Vous pouvez les jeter, c’est de la bricole.

Il s’abîma ensuite dans une interminable contemplation de celles dont il comptait se servir.

— Intéressant, non ? risqua Victoria.

— Davantage encore, fit-il. Cette femme est un cas !

— Vous savez de quelle manière les utiliser ?

— Naturellement.

Elle comprit qu’il n’éprouvait pas l’envie de lui dévoiler ses batteries et, comme toujours, n’insista pas.

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