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Ils furent en mesure de fixer rendez-vous à Christina Hertford pour le mercredi soir. Victoria invita la grosse femme à dîner et lui annonça qu’elle la conduirait ensuite dans un appartement discret où elles renoueraient avec les pratiques de « la grande époque », ce qui fit pousser des gémissements d’aise à la puéricultrice.

Deux jours restaient à courir avant leurs merveilleuses retrouvailles. Ce laps de temps parut interminable au nain enfiévré. Il proposa à sa nurse de reprendre les équipées de naguère qui se terminaient toujours par la mise à mort d’une personne de rencontre. Il éprouvait en outre une certaine mélancolie en songeant au landau à l’intérieur duquel il avait vécu tant d’instants grisants. Ils partirent donc en chasse dans l’appareil habituel.

L’hiver se déchaînait dans toute sa rigueur. Un froid tranchant malmenait les visages et engourdissait les doigts à l’intérieur des gants. Ils hésitèrent à faire leur promenade coutumière dans Hyde Park. Par une aussi basse température, les gens oubliaient les bancs de flânerie et se déplaçaient rapidement, la tête engoncée dans leur col relevé.

Ils décidèrent de se réfugier dans la touffeur d’un grand magasin, endroit rêvé pour la mise à mort d’un quidam. Leur choix se porta sur Harrod’s, Brompton Road, lieu mythique où grouillait une population composée en grande partie de touristes. La gentry le fréquentait peu, lui préférant Fortnum and Mason dans le quartier de Piccadilly. L’on raconte, à propos de ce dernier, qu’un jour, l’un des clients se trouva nez à nez avec une dame qu’il pensait connaître mais dont il ne se rappelait pas le nom. Il la salua aimablement et lui demanda ce que faisait son époux.

« Toujours roi », lui répondit gentiment la dame.

Chez Harrod’s, ils se sentirent à leur aise. David s’enfonça dans l’ombre de la capote afin de dissimuler son visage qui n’était plus celui d’un enfant.

Ils circulèrent d’un hall à l’autre et prirent l’un des monumentaux ascenseurs qui les hissa dans les hauteurs de cette formidable nef, où l’on « trouve de tout ». Il n’y a pas si longtemps, on pouvait y faire l’emplette d’un petit avion de tourisme comme d’un éléphanteau, l’un et l’autre se trouvant exposés dans cette gigantesque caverne d’Ali Baba.

Après une longue déambulation d’étage en étage, sir David jeta son dévolu sur le département « confection dames ». Il y avait là un nombre restreint de pratiques qui ne s’intéressaient qu’aux toilettes exposées. Elles allaient et venaient, examinant les étiquettes, touchant les étoffes, décrochant certaines tenues pour les plaquer contre soi et juger du résultat dans les larges miroirs.

Des clientes, presque conquises, pénétraient dans une cabine d’essayage, nanties d’une robe ou d’une jupe.

— Occupons-nous de l’une de ces personnes, décida le nain.

Ils choisirent deux boxes contigus, communiquant entre eux par un simple rideau coulissant. Victoria sélectionna quelques vêtements et pénétra avec la voiture d’enfant dans celui de droite. Elle avait repéré tout près de là une personne basanée, à la chevelure noire et huileuse, affublée d’un tatouage violine au front et d’un petit diamant dans la narine droite. Cette dame ne tarda pas à les rejoindre dans le compartiment voisin. Sir David tenait sa sarbacane prête. Sa nurse observait leur proie par un interstice de la portière de séparation.

A un moment donné, la cliente qui venait de poser son sari entreprit d’enfiler le nouveau vêtement par la tête. Victoria fit coulisser le rideau sur sa tringle, découvrant à David le buste dodu de la femme. Le nain, toujours précis, souffla un grand coup dans la tige de bambou et la fléchette se planta dans l’omoplate entrelardée de sa victime. Cette dernière émit un léger cri de douleur ressemblant à une exclamation, du genre de celle qui nous échappe quand nous nous blessons avec une aiguille.

David ramena le dard avec prestesse tandis que sa compagne rajustait le tissu. De son côté, la pseudo-Orientale, croyant qu’elle avait été piquée par quelque épingle restée après la robe se débattait avec celle-ci.

Le couple évacua promptement sa cabine ; Victoria remit en place les effets qu’elle était censée avoir essayés. Elle se félicitait de leur stratagème du landau qui les rendait anodins.

Ils abandonnèrent les rayons du prêt-à-porter féminin et gagnèrent ceux de la porcelaine où elle fit mine de s’intéresser à des services de table aux motifs design. Après un bon moment de cette errance fatigante, ils retournèrent à la « confection dames » comptant y trouver l’effervescence, mais tout y était tranquille. Leur surprise se mua en ahurissement quand ils aperçurent leur « victime » à la caisse, en train de régler ses achats. L’incrédulité les incita à la suivre ensuite jusqu’à l’extérieur où la femme fréta un taxi.

— Je crains que votre poison ne soit éventé, sir, fit la nurse en la regardant disparaître dans la circulation.

— J’en serais fort marri, répondit David, mais peut-être s’est-il logé dans une partie de son corps qui ne lui a pas permis de s’exprimer. Nous allons immédiatement réitérer l’expérience.

Cette brusque décision éveilla les craintes de Victoria, comme pour l’affaire du horse-guard.

— Est-ce bien prudent ? risqua-t-elle.

— Vous voulez dire que c’est nécessaire, ma chérie ! riposta David. Pour être performant on doit absolument croire en ses moyens ; et puis cette fois, je vais tirer à fléchette perdue.

Ils déambulèrent dans la bise cinglante. Un panache de vapeur blanche sortait des lèvres de la nurse.

— Ralentissez ! intima le nain, la salutiste que j’aperçois au coin de la rue fera parfaitement l’affaire.

Courageusement, elle poussa la voiture sur quelques mètres.

— Stoppez non loin d’elle et feignez de chercher quelque argent.

La femme de l’Armée du Salut était courte sur jambes et passablement enveloppée ; des cheveux gris, qui avaient dû être roux, pendaient sous sa casquette bleue cernée d’une bande rouge. Elle chantait un cantique d’une voix pure de très jeune fille. Derrière elle, un vieux soldat de la charité l’accompagnait à l’accordéon. Il portait des mitaines de laine tricotée, une stalactite écœurante tombait de son nez.

Sir David emboucha la sarbacane, emplit d’air ses poumons et cracha son venin. A l’instant précis où il soufflait, un passant pressé heurta son landau.

La secousse encaissée ébranla le nain, modifiant sa visée. La salutiste se tut pour, aussitôt après, se mettre à couiner comme un petit mammifère piégé.

Victoria constata avec effroi que la fléchette venait de lui crever l’œil gauche et restait plantée dans le globe oculaire. Ce minuscule empennage rouge évoquait un film d’horreur ; d’autant plus que du sang coulait de l’orbite en un filet qui allait s’épaississant.

Des badauds crièrent. Une femme s’évanouit. Le vieil accordéoniste ne s’apercevait de rien ; farouchement penché sur son instrument, il continuait de lui arracher une musique asthmatique et geignarde.

Miss Victoria empoignait déjà la barre du landau pour filer mais, depuis l’habitacle, la voix du nain lui lança :

— Surtout pas ! Restons !

Elle maîtrisa son besoin de fuir, consciente qu’il avait raison. Le pseudo-bébé se rencogna le plus possible dans sa couche garnie de dentelles. Depuis l’extérieur, on n’apercevait que son bonnet.

Tout se déroulait dans un brusque silence. Le musicien posait son accordéon, les badauds demeuraient paralysés par l’horreur. La malheureuse avait cessé de couiner et portait la main à son œil crevé. En sentant l’empennage de la fléchette, elle laissa retomber sa main. Ensuite elle eut un léger soubresaut et se ratatina, comme si son corps eût été télescopique.

La foule grossissait. Bientôt, un bobby arriva, attiré par le tumulte. Il vit la salutiste à terre et se pencha sur elle. Le policeman eut un sursaut en découvrant l’œil crevé, avec la fléchette toujours en place. Il posa sa main dégantée sur la poitrine de la victime, mais les fortes mamelles fiasques ne facilitaient pas l’examen ; alors il lui tâta le pouls.

— Morte, murmura-t-il au bout d’un instant.

Il se dressa.

— Quelqu’un a vu quelque chose ? demanda-t-il à la ronde.

Plusieurs personnes parlèrent en même temps ; il dut intimer le silence et donna la parole à chacun des assistants successivement. Il ressortait de leurs déclarations que le dard empoisonné avait été tiré depuis l’autre côté de la rue. La nurse n’en croyait pas ses oreilles et mesurait l’inanité des témoignages.

— Et vous, miss, lui demanda le bobby, n’avez-vous rien vu ?

Elle prit un air emprunté.

— Non, je regrette. Quand cela s’est produit je cherchais de l’argent dans mon sac pour le remettre à cette pauvre femme.

Elle ajouta en montrant son landau :

— Puis-je m’en aller ? Ça va être l’heure des soins du bébé.

— Bien sûr.

Elle remercia d’un hochement de tête et se sépara de l’essaim bourdonnant. Ses jambes tremblaient et une boule de feu grossissait dans sa poitrine.

Elle poussait la voiture avec énergie bien que flageolante. Lorsqu’elle eut tourné le coin de la rue, elle laissa éclater sa rage. Pour la première fois, elle apostropha durement sir David :

— Je vous interdis désormais de refaire un coup semblable en public ! Nous avons déjà failli tout compromettre avec le horse-guard et maintenant, il s’en est fallu de peu que nous soyons pris. Les deux fois, je vous avais demandé de renoncer. S’il devait s’en produire une troisième, je vous abandonnerais là, vous m’entendez ?

Déconcerté par cet éclat inattendu, le cadet de lord Bentham murmura :

— Soyez tranquille, chérie : je ne recommencerai plus !

A compter de ce jour, ce fut Victoria Hunt qui prit la direction de leurs équipées.

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