Comme il l’avait décidé, cette nuit-là, histoire de fêter dignement ce qu’ils considéraient déjà comme une victoire, il tua un chauffeur de taxi après l’avoir hélé.
La rue était déserte et silencieuse. Lorsque le bonhomme vint ranger son véhicule devant eux, sir David grimpa sur la plate-forme servant à l’arrimage des bagages, et planta dans l’une des veines jugulaires du conducteur une seringue contenant une solution à base de curare. Cet acte purement gratuit mit fin séance tenante à l’existence plutôt morne d’un sujet de Sa Majesté. Son meurtre perpétré, le nain fut pris de sanglots convulsifs. C’étaient ses premières larmes d’adulte. Affolée, miss Victoria l’entraîna le plus rapidement possible loin de son forfait, l’exhortant au sang-froid ; mais rien ne parvenait à endiguer ses larmes.
Quand ils se furent éloignés du crime, elle s’assit sur un banc de square et étreignit farouchement le petit monstre. Elle le cajola, le berça tendrement en lui chuchotant des phrases de maman. Il fut long à sécher ses larmes. Les sanglots se succédaient par vagues. Sitôt qu’il parvenait à interrompre ses pleurs, ils revenaient en force, comme sort le sang d’une artère sectionnée.
David prenait soudainement conscience de son malheur. Il comprenait que rien : ni la sexualité, ni l’assassinat ne sauraient l’en guérir. A la période où il essayait de se suicider, c’était cette terrifiante évidence qui le poussait au pire. Ce soir, alors que ses projets machiavéliques adoptaient une bonne tournure, il retrouvait intact son désespoir, amplifié par la certitude qu’il n’attenterait plus à ses jours. Sa vie ressemblait à un effroyable cilice qu’il lui faudrait porter jusqu’au bout.
Victoria ne lui posait aucune question, consciente qu’il n’aurait pu ou su y répondre.
Ils demeurèrent longtemps enlacés. Un couple de noctambules qui passait les considéra, surpris.
— Il a un gros chagrin, ce petit garçon, fit la dame.
Sir David eut un mouvement pour sortir sa sarbacane afin de flécher la sotte, mais sa nurse l’en empêcha avec une ferme douceur.
— Ce serait imprudent ! chuchota-t-elle.
Ce léger incident opéra une diversion et le cadet des Bentham cessa de pleurer, calmé par sa rage.
Ils finirent par rejoindre leur maisonnette à pas lents. Elle lui tenait la main, comme à un enfant.
Depuis plusieurs jours, ils faisaient lit commun. Cela prenait force d’habitude. Le soir, elle anticipait sur son invite et se glissait entre les draps prestement. Il l’attendait, allongé sur le côté et, quand elle le rejoignait, l’enlaçait avec ferveur.
Presque tout de suite ils entreprenaient leur manège amoureux. Ce qu’il y avait de frappant dans le couple, c’était son appétit forcené. Ni l’un ni l’autre ne s’expliquait cette frénésie commune. Avant qu’ils se rencontrent, leur sexualité paraissait plutôt chaotique. Le fils du lord devait se contenter de professionnelles, quant à la nurse, elle tentait vaille que vaille d’assumer ses désirs, sans même se demander ce que pouvait être une passion.
Lorsqu’ils rentrèrent, après le décès prématuré du chauffeur de taxi, ils s’étreignirent sans toutefois pousser jusqu’à l’acte. Le remarquable membre du nain trouvait ses dimensions maximales, mais restait assoupi entre les cuisses de la jeune femme.
Alors qu’elle commençait à glisser dans l’engourdissement du sommeil il demanda :
— C’est comment, l’amour ?
La question produisit en elle des vibrations avant de l’amener aux réalités.
— Vous l’ignorez donc ? fit-elle.
Comme elle évitait d’en dire davantage, il soupira d’un ton étrange :
— Voyez-vous, ma chère, je me demande si je ne serais pas terriblement amoureux de vous.
Cet aveu la bouleversa.
— Ce serait un immense bonheur pour moi, sir ; mais songez à tout ce qui nous sépare.
— Soixante-cinq centimètres ! répliqua-t-il avec un douloureux cynisme.