Ce fut Victoria qui servit d’intermédiaire pour régler en compagnie de la marquise dolente les modalités de leur voyage. Redoutant un nouvel affrontement avec sa belle-sœur, David donna carte blanche à la nurse, et bien lui en prit.
Miss Hunt, nous l’avons vu, savait se montrer diplomate et arrondir les angles. Elle choisit le mode enjoué pour débattre de ces questions et y mit tant d’entrain qu’elles furent en fin de compte captivées par le sujet. Elles se tenaient dans le salon de musique, autour d’une table de jeu couverte de dépliants représentant des paquebots immaculés sur une mer d’émeraude.
Elles optèrent d’un commun accord pour un navire italien de la compagnie Costa : le Venezia qui devait appareiller de Gênes quatre jours plus tard. Elles téléphonèrent, apprirent que deux cabines de grand luxe restaient disponibles et les retinrent par fax. L’imminence du départ leur donna alors la fièvre. Malgré les arrière-pensées qu’elles nourrissaient, elles cédaient à l’enthousiasme que crée ce genre de préparatifs et se mirent à parler valises, toilettes, itinéraires. Leur sang britannique s’échauffait à la perspective de voguer à la rencontre du soleil. Le nom des escales stimulait leur plaisir : Malaga, Funchal, Tenerife, Arrecife, Agadir, Casablanca. Elles les répétaient pour l’agrément de les sentir rouler dans leurs bouches. Quand elles se séparèrent, leur programme établi, elles se dirent au revoir avec chaleur.
De retour à Charles Street, Victoria rejoignit David qui l’attendait chez ses parents. Lady Muguette vivait dans le nuage bleu de la gloire. De nouveaux articles de presse consacraient son exposition et la B.B.C. venait de la contacter pour une émission de grande écoute. Son vieux mari, malgré l’embrumissement de son esprit, partageait sa joie. Dans son milieu, on l’avait passablement critiqué autrefois d’épouser une roturière, étrangère de surcroît ; aussi, chaque fois que Muguette remportait un succès, considérait-il celui-ci comme une victoire personnelle.
La nurse mit la famille au courant de la décision qu’elles avaient arrêtée, la marquise et elle. On trouva le choix de la croisière judicieux. Le lord déclara qu’un vieil ami de la famille s’était retiré à Madère et qu’ils devraient lui rendre visite. Le nain promit.
Pour fêter ces différents événements familiaux, il y eut du caviar au dîner. Lady Muguette conservait de sa jeunesse française un respect puéril pour la ponte de l’esturgeon ; quelque quarante années vécues près des grands du royaume britannique ne l’en avaient pas encore rassasiée, aussi ne perdait-elle jamais une occasion de sortir son rafraîchissoir à caviar en cristal de roche et pied d’or massif, offert aux Bentham, le siècle dernier, par un tsar dont elle ne se rappelait plus la raison sociale. Le repas fut enjoué. Quand la maîtresse de maison était en liesse le dîner pétillait comme le Dom Pérignon dans les flûtes.
Le dessert (toujours léger chez lady Bentham) venait tout juste de s’achever qu’elle se leva d’un air mystérieux, en annonçant qu’elle allait chercher une surprise. Son absence fut courte. Elle revint triomphalement, accompagnée d’un chien encore jeune qui n’eut rien de plus pressé que de lever la patte contre une desserte Regency ; il la leva peu car il s’agissait d’un basset hound.
— C’est lady Di qui vient de m’offrir cet animal pour me remercier de lui avoir donné ma toile intitulée Maternité. Elle a joint une lettre absolument mourante. Elle sortit un papier armorié de sa poche et lut :
Chère duchesse,
Il est juste que je vous offre le plus beau de la portée. Avec encore ma gratitude.
Visiblement, elle appréciait ce présent davantage que s’il se fût agi de l’Ordre de la Jarretière. Ne voyant plus la bête, elle se mit à l’appeler :
— Piccadilly ! Ici tout de suite !
Elle repartit de la salle à manger en continuant de crier.
Lord Jeremy libéra un profond soupir :
— Cette délicieuse fille aurait pu lui offrir une boîte de chocolats, c’est plus propre et ça remue moins.
En regagnant leur logis, ils trouvèrent une enveloppe sur le plateau destiné au courrier. Elle était à en-tête de l’étude de John Bentham et contenait un chèque de vingt-cinq mille livres ; un mot s’y trouvait joint :
Cher petit frère,
Je vous rembourse la moitié de l’infamie de votre singulier ami. Il est normal que l’autre moitié soit à votre charge. Cela pour deux raisons : vous apprendre à nouer des relations avec la première crapule venue et vous être délecté de l’intimité de la marquise.
Bien à vous.
Il montra le poulet à Victoria en disant :
— Décidément, nos parents n’ont guère de chance avec, pour toute descendance, un nain et un cocu minables.
Comme toujours, la tendre nurse sut trouver les mots du réconfort :
— L’on n’est pas un minable quand on possède la plus belle queue de Londres, sir.
Sa boutade éteignit le ressentiment du frère cadet.
— Et ce bureaucrate fétide qui voulait me faire supporter la moitié du pseudo-chantage, explosa-t-il ! Quel requin !
— Puis-je vous demander ce que vous comptez faire de cet argent, s’enquit la jeune femme.
— Le donner à une œuvre de bienfaisance, ma chérie, car je ne mange pas de ce pain-là !
Ils n’étaient pas au bout de leurs surprises. En pénétrant dans le living, ils trouvèrent une seconde missive placée bien en évidence sur le poste de télévision. Il s’agissait d’une enveloppe blanche, assez neutre, dont on avait simplement glissé le rabat à l’intérieur au lieu de la cacheter. Elle contenait deux feuillets. Le premier était une lettre manuscrite ; le second offrait un dessin représentant une silhouette d’homme sans visage. David revint à celui du texte et, avant d’en prendre connaissance, courut à la signature. Il fut interloqué en lisant le nom de Tom Lacase. Le nain pensa que son valet lui donnait sa démission. En fait, il n’en était rien.
Honorable maître,
Veuillez pardonner la grande liberté que je prends en vous écrivant. Comme préambule, je dois vous indiquer que j’ai fait des études d’orthopédiste à Boston avant d’être engagé par l’organisme que vous savez.
Depuis que j’ai l’honneur de vous servir, j’ai beaucoup pensé à votre problème de taille dont je me rends parfaitement compte qu’il vous pénalise plus que vous ne le laissez paraître. Mon service à vos côtés m’a permis de prendre vos mensurations. J’ai longuement réfléchi et beaucoup travaillé à un projet de prothèse d’un genre particulier qui vous hausserait d’environ soixante-quatre centimètres et demi, vous offrant dès lors la taille d’un individu moyen. Le système d’articulation que je suggère est celui inventé par Purth et Vinson de Pittsburg pour équiper les culs-de-jatte de la dernière guerre. Peut-être, au début, vous faudrait-il l’assistance d’une canne… anglaise, mais je suis convaincu que vous parviendriez très vite à vous en passer.
Reste, naturellement, l’objection clé : les bras, qui eux ne sauraient être amodiés. C’est pourquoi je ne vous propose qu’une taille totale d’un mètre soixante-huit et demi. En limitant notre ambition, nous resterions dans la perspective d’une silhouette normale ; d’autant qu’avec le concours de votre tailleur il doit être possible de corriger un éventuel déséquilibre, lequel affecte la majorité de nos contemporains.
Je vous prie de me pardonner cette lettre si elle n’a pas votre agrément.
Je reste, par ailleurs, Honorable maître, votre zélé et dévoué serviteur.
Stupéfait, David tendit la lettre à Victoria et revint au dessin. Cette fois-ci, le croquis fut lisible et il l’examina avec émotion. Souvent, au cours de sa vie, il avait rêvé d’une prothèse susceptible de l’amener au niveau de ses concitoyens.
Il lui était même arrivé d’écrire à une firme réputée pour ses équipements orthopédiques, qui lui avait adressé une fin de non-recevoir à la limite de l’impertinence, ayant probablement cru à une farce.
Et là, son propre serviteur venait à la rencontre de ses fantasmes. Son dessin apportait la solution rêvée. Plus il l’examinait, plus il se persuadait que le projet était réalisable.
Sa maîtresse lui rendit la lettre avec un haussement d’épaules incrédule :
— Ce brave Noir se prend pour Vaucanson, le faiseur d’automates.
— Pas du tout ! protesta le nain. Il tient là une idée révolutionnaire !
Il sonna Lacase, mais sans obtenir de réponse. Victoria lui fit remarquer que c’était son jour de congé, ce qui chagrina le cadet des Bentham. Il aurait aimé entrer immédiatement dans le vif du sujet avec le valet de chambre-inventeur. Nanti du croquis, il s’installa à son bureau. Ses jambes brèves se balançaient sous le meuble, comme celles d’un garçonnet.
— C’est bien beau, fit la nurse que manifestement l’invention laissait sceptique, mais que deviendront vos pieds à vous, dans l’aventure ? Devrez-vous faire les pointes pour chausser vos fausses jambes ?
L’argument ne découragea pas David.
— Je porterai des pantalons de golf, comme mon père jadis. La mode est à relancer !