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Elle se sentait effarouchée. En tournant le coin de la rue, des figures de romans lui vinrent à l’esprit : Anna Karénine, Madame Bovary, l’Amant de Lady Chatterley. Nourrie de lectures, Mary Bentham émaillait sa vie sage de citations littéraires ou d’évocations relatives à des personnages livresques. Ces héroïnes mariées qui avaient fauté étaient, en réalité, les prototypes de femmes bien réelles. Elles essayaient de lutter, tout en sachant la partie perdue (ou gagnée ?) d’avance. Et cet émoi fait de crainte, d’effarouchement, donnait du sel à l’aventure. Il fallait que leur conscience regimbe pour que la chute soit pleinement délectable.

En s’approchant de la garçonnière du Norvégien, elle s’efforça au calme et, pour « s’affermir », pressa le pas, alors que ses jambes tremblaient et que son cœur malmenait toute sa poitrine.


Olav Hamsun habitait au rez-de-chaussée. Son logis comprenait un living, une chambre flanquée d’une salle de bains en marbre noir et une kitchenette pour maison de poupée. La porte-fenêtre du séjour donnait sur un minuscule jardin coincé entre deux murs d’immeubles en briques sombres. On avait tendu des croisillons de bois sur ces derniers et fait pousser un lierre épais, au large feuillage vernissé. Une balancelle et deux chaises de fer occupaient la presque totalité du petit espace. Le Scandinave mettait à profit les ultimes beaux jours de l’automne pour travailler à l’extérieur. Une planche à dessin sur les genoux, il amorçait des esquisses qu’il reprenait sans cesse, à la recherche d’une perfection illusoire.

Le timbre de l’entrée le fit tressaillir. Il s’agissait d’un coup de sonnette impérieux, presque violent par son prolongement.

Coupé dans son inspiration, il posa sa planche et alla ouvrir. Il fut abasourdi de se trouver face à la marquise. Une partie de la journée, il avait espéré un appel téléphonique ; pas un instant il n’avait cru à une visite de sa part, l’ayant jugée bien trop prude pour se risquer chez un homme seul. Son air de complet saisissement fit sourire Mary.

— Je parie que je suis importune ? fit-elle, s’efforçant d’assurer sa voix.

Olav réussit un mouvement de dénégation. Il était vêtu d’un training rouge à bandes blanches dont le haut s’ouvrait jusqu’à son nombril.

Gauchement, il s’effaça pour lui permettre d’entrer. Ensuite, il referma la porte précipitamment comme s’il craignait qu’elle rebrousse chemin.

— Avouez que je vous dérange ? reprit Mary Bentham.

— Grand Dieu ! comment pouvez-vous employer un tel mot ? Je ne vous espérais pas, fit-il, soudain volubile. Du moins pas… comme ça.

— La bienséance aurait voulu que je me fasse précéder d’un coup de téléphone, je sais ; mais je ne m’en sentais pas le courage. Je pense que si je l’avais fait, je n’aurais plus osé venir ensuite. Stupide, n’est-ce pas ?

— Je comprends parfaitement ! assura Olav.

Il rajustait son survêtement, tentait de recoiffer sa tignasse blonde de ses doigts écartés. Il devint écarlate en constatant qu’il portait aux pieds des tennis éculées privées de leurs lacets. Il ne se douta pas que le négligé de sa mise ajoutait à son charme de « chéri Scandinave ».

Elle se présentait tout de go, merveilleuse dans une robe marine gansée de satin ivoire.

Elle choisit un siège bas, devant la cheminée où se consumait un feu de tourbe maigre en calories, s’y assit en serrant ses longues jambes comme le savoir-vivre lui en faisait le devoir.

Brusquement, Olav se sentit emporté par une capiteuse allégresse, Il ne s’agissait pas d’un sentiment de victoire, plutôt de reconnaissance. La venue de lady Mary devait être considérée comme un somptueux présent… Il se refusait à la brusquer, Entendait jouer son rôle de beau garçon venu d’ailleurs, Il convenait de lui plaire, de la séduire par des délicatesses d’adolescent, et non de la bousculer comme un chiot pataud. Cela devait constituer une conquête patiente et, pour tout dire, romanesque.

— Je suppose que je devrais vous offrir du thé, mais je n’entends rien à sa préparation. Me prendriez-vous pour un charretier si je vous servais un peu d’aquavit fabriqué par mon oncle paternel ?

— Je ne bois pratiquement jamais d’alcool, répondit-elle.

Il perçut qu’elle était sur le qui-vive, à cause de cette proposition insolite et regretta sa sottise.

— Veuillez me pardonner ; chez nous, les femmes du meilleur monde apprécient l’aquavit par les grands froids.

— Nous sommes dans un pays relativement tempéré, objecta lady Bentham.

La contrition de son hôte la fit sourire. Son côté grand garçon empêtré l’attendrissait.

— Votre voyage d’études se passe bien, mister Hamsun ?

Elle venait d’apercevoir la planche à dessin, dehors. Une feuille sommairement fixée palpitait comme l’eau morte sous le vent.

— Il est très enrichissant, admit le Norvégien.

Il se leva pour aller prendre deux pommes rouges dans un compotier, les fourbit en les frottant sur sa manche, puis en tendit une à sa visiteuse.

— Acceptez au moins ceci, ce fruit est pour le moment sans alcool puisqu’il n’a pas fermenté.

Elle le jugea touchant, riche d’une grâce juvénile qu’on ne découvrait pas immédiatement. Lady Mary saisit la pomme, leurs doigts se frôlèrent.

Elle faillit mordre dans le fruit, le sens des convenances l’en empêcha.

— Je vous prie de m’excuser pour l’autre jour, dit Olav, j’avais perdu la tête.

Elle s’abstint d’entrer dans le sujet, préférant éluder son coup d’audace. La voyant si noble, si maîtresse d’elle-même, il ne comprenait plus sa conduite de l’autre soir. Sa visiteuse l’impressionnait par sa classe et sa dignité souveraine.

— Vous avez revu mon beau-frère ? s’informa-t-elle.

— Non.

— Ce garçon vous intéresse ?

— A dire vrai, il me fait profondément pitié. C’est un être douloureux. Sa situation doit être terrible à assumer.

Ce discours allait à l’encontre des sentiments de Mary.

— Je le tiens pour un pervers, assura-t-elle sèchement.

— Si c’est le cas, il a des excuses, ne pensez-vous pas ?

— Peut-être, mais je suis persuadée qu’on ne doit pas répondre au malheur par la méchanceté.

— Vous le préféreriez dolent et brisé par son infortune ? Voyons : il connaît la pire des afflictions ; il essaie de trouver un palliatif à sa misère. Vous portez sur lui un jugement extrême ; je doute fort qu’il soit aussi vénéneux que vous semblez le croire. On ne charrie pas de gaieté de cœur une aussi lourde croix.

— Vos paroles prouvent une grande générosité de cœur, mister Hamsun.

Olav eut une moue nonchalante. Il détestait qu’on fasse état de ses qualités supposées. Les compliments le gênaient.

Il questionna brusquement :

— Pourquoi êtes-vous venue ?

— Ne m’aviez-vous point suppliée de le faire ?

Comme il ne répondait pas, elle demanda :

— Vous croyez que je cherche une aventure amoureuse avec vous ?

— Je n’ai pas cette fatuité ; cela dit, je pense qu’une rencontre entre un homme et une femme peut provoquer des perturbations affectives. Ce que je sais, c’est que votre personnalité me fascine et que si, par la grâce du ciel, la réciproque s’opère, nous pourrons peut-être connaître des moments d’exception.

Elle eut un sourire léger, étrange, de madone de la Renaissance.

— Je n’ai jamais trompé mon époux, ni même songé à le faire, assura Mary.

— En ce cas, ne le faites pas, conseilla le Norvégien. Une épouse fidèle à son mari l’est à tous les hommes.

Machinalement, il se mit à croquer sa pomme. Le fruit possédait une pelure très rouge et une chair très blanche. Il le mastiquait avec une belle énergie. Le jus abondant moussait aux commissures de ses lèvres. Lady Bentham dut détourner les yeux pour ne pas trahir l’excitation que lui provoquait cette belle bouche vorace.

Brusquement, Olav cessa de mordre dans le fruit et le jeta dans le feu où il se mit à chuinter.

— Ce qui importe, dit-il avec gravité, c’est que vous soyez là.

Il saisit sa main et l’emprisonna entre ses jambes. Elle ne la retira pas.


Ils restèrent longtemps sans parler, Chaque fois qu’un propos lui venait, Olav renonçait à le formuler pour ne pas rompre la sérénité de l’instant. Tous deux se laissaient voguer au gré de leurs rêveries.

La sonnerie du téléphone fit capoter leur enchantement.

Il se leva pour aller répondre. C’était sir David. Celui-ci ne l’avait pas appelé une seule fois depuis son installation.

— Je venais aux nouvelles, déclara-t-il.

Olav éprouva un sentiment coupable, comme lorsqu’on commet une infraction et que l’on est pris en flagrant délit.

— Puis-je me permettre de vous rappeler plus tard ?

— Naturellement, dit sir David qui avait instantanément compris la situation.

Olav raccrocha avec vigueur et rejoignit sa visiteuse.

Elle eut un étrange regard et il se demanda si elle n’avait pas deviné l’identité de son correspondant.

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