45

Il jouissait d’un bon sommeil franc et massif. Malgré tout, il s’éveillait aisément. Dès la première sonnerie du téléphone, il récupéra sa pleine lucidité ; à la seconde, il avait déjà le combiné en main.

— Tom Lacase ! annonça-t-il.

La voix de sir David n’avait rien de brumeux, ce qui n’était pas surprenant car la pendulette de voyage indiquait dix heures vingt.

— J’ai un urgent besoin de vous, Tom.

— A votre disposition, sir.

— Je suis dans Whitechapel, venez me rejoindre de toute urgence, je vous attends devant la Whitechapel Art Gallery. Ne prenez pas la Rolls et ne vous mettez pas en livrée !

— Bien, sir.

Vingt-cinq minutes plus tard, le Noir atteignit le lieu du rendez-vous. Il ne vit pas son maître, mais au bout d’un instant d’attente, le nain quitta la zone d’ombre où il se dissimulait et vint vivement à la voiture. Il ne laissa pas le temps à Lacase d’ouvrir la portière et s’engouffra à l’avant du véhicule pour la première fois de sa vie.

— J’apprécie votre disponibilité, Tom, formula-t-il d’une voix calme.

— Elle est normale, sir. Où allons-nous ?

— Pas très loin d’ici. Empruntez Whitechapel Road, et quand je vous le dirai vous prendrez à gauche.

Le conducteur démarra, vaguement intrigué.

— Tom, attaqua David, j’ai un grave problème que vous êtes seul à pouvoir résoudre.

— Alors je le ferai bien volontiers, sir.

— Merci. Je tiens à vous préciser que si vous m’apportez une aide inconditionnelle, votre fortune est faite. Vous rentrerez aux U.S.A. avec suffisamment d’argent pour vous y acheter une maison ou un commerce. Que pensez-vous de deux cent mille dollars ?

— C’est là une somme terriblement importante, sir.

— Elle sera à vous tout à l’heure. Je vous ferai un chèque que vous aurez l’opportunité d’encaisser dès demain.

Le serviteur s’abstint de toute réaction. Sidéré par une telle promesse, il supputait ce qu’on allait lui demander en échange d’un tel pactole. Le nain le lui expliqua : une amie de miss Victoria, qui avait été son professeur, souhaitait connaître les bouges de ce légendaire quartier du Crime. Pour amuser cette vieille fille, ils l’amenèrent dans un bar malfamé et lièrent connaissance avec des hommes équivoques très « couleur locale ».

Au bout d’une heure, ils abandonnèrent l’endroit sans s’apercevoir que les vilains les suivaient. Ceux-ci se jetèrent sur eux au moment où ils reprenaient leur voiture, deux d’entre eux y prirent place en leur compagnie, dont l’un au volant. Les canailles les emmenèrent dans des locaux en ruine, tout proches. Une fois là, ils se jetèrent sur les femmes. Leurs acolytes vinrent à la rescousse et participèrent à un viol collectif après avoir neutralisé David d’un coup de matraque. Comme miss Hunt regimbait avec l’énergie du désespoir, ils l’assommèrent. Profitant de la confusion, son amie voulut fuir, mais ils la rattrapèrent et l’abattirent. Puis, devant l’énormité de leurs forfaits, ils prirent peur et se sauvèrent…

— Certes, j’ai eu la pensée d’appeler la Police, conclut le nain. Ce qui m’a retenu, c’est la crainte du scandale. Vous songez, Tom, au parti que la presse, surtout celle de gauche, tirerait d’une telle affaire ? Ce serait le déshonneur pour notre famille ; mon illustre père n’y survivrait pas !

Il se prit le visage à deux mains, hoqueta quelque peu, sans trop exagérer, puis ajouta, la voix brisée :

— Aidez-moi à me sortir de cette mauvaise histoire, Tom, vous êtes mon unique recours. Tournez à gauche, je vous prie.

Le Noir eut la sagesse de ne rien répondre avant d’avoir affronté « la situation ». C’était un garçon intelligent et réfléchi ; depuis pas mal de temps, il considérait les Blancs (surtout lorsqu’ils étaient riches et désœuvrés) comme des zozos sans grande consistance qui savaient inventer des fusées interplanétaires, des armes atomiques, la pénicilline et le bloody mary ; peindre La Joconde ou Les Demoiselles d’Avignon ; mais qui en dehors de ça ne valaient pas tripette.

Une fois dans « l’impasse tragique », il examina le cadavre de Christina Hertford (David avait évacué la barre de fer comportant ses empreintes). Jugea écœurante la grosse dondon au cul nu. Il suivit son maître à l’intérieur des ruines où Victoria, ensanglantée, pleurait dans son bras replié. Cette image l’émut. En secret il aimait cette ravissante fille et se masturbait énergiquement en pensant à elle.

Elle se tenait accroupie, les jambes ouvertes. Il guigna le renflement de son slip qu’éclairait la lumière pourpre du fanal.

— Très bien, sir, fit-il, je vais vous aider de mon mieux ; que décidez-vous ?

* * *

Le nain n’aurait jamais soupçonné une pareille vigueur chez son valet. Tom Lacase, en plein effort, ressemblait à ces toros noirs des corridas qui, dans leur furie, défoncent les planches de l’arène ou éventrent le cheval caparaçonné du picador. La manière aisée dont il s’y prit pour placer le corps dans le coffre de la Mercedes aurait donné à croire qu’il manipulait un sac de son. Il aida ensuite Victoria à s’installer à l’arrière, après quoi, il saisit une torche électrique dans la boîte à gants et alla procéder à l’examen des lieux. Bien lui en prit, car il trouva dans l’usine en ruine le pantalon, la canadienne, la culotte et les chaussures de l’ogresse.

En quittant le quartier, sir David avertit son domestique qu’il devrait revenir chercher la Hilmann de sa nurse. Tom opina et s’enquit des clés. La voix exténuée de Victoria lui répondit qu’elles étaient restées au tableau de bord.

Pour commencer, ils déposèrent la blessée à leur domicile ; après quoi, ils se rendirent à celui de miss Hertford.

Une fois devant la porte de sa maison, le nain eut une décharge d’adrénaline en s’apercevant que le trousseau se trouvait dans le sac à main de la morte, lequel n’avait pas bougé de la Hilmann.

Загрузка...