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Mary gardait les yeux clos car elle était tournée face à la fenêtre et la vive clarté du jour neuf meurtrissait sa vue.

Toujours sous l’effet des médicaments, elle se satisfaisait de pensées sans aboutissement. Elle différait l’instant où il lui faudrait affronter la réalité : écouter les autres, leur répondre, accepter des conseils inutiles. Certes, des nausées la secouaient encore, par brèves rafales, du moins se savait-elle hors de danger, c’est-à-dire pleinement à la disposition de sa peine et de son humiliation.

Une infirmière entra, apportant des senteurs de roses.

— Voyez la splendide corbeille que « notre » mari « nous » envoie ! s’exclama la femme.

La marquise ne se donna pas la peine de regarder. Plus rien ne comptait, ni même n’existait. Elle se sentait saccagée de corps et d’esprit. Même son fils, le piètre Robespierre, l’indifférait. Sa dignité également. Elle songea obscurément qu’elle allait devoir trouver un autre moyen de mourir puisqu’elle ne pouvait plus poursuivre sa route.

Des souvenirs affluaient par flashes répétés. Elle revoyait les grandes photos de sa déchéance, qui ne cachaient rien de son intimité la plus secrète, la plus organique laideur insoutenable du corps faisant complète soumission à l’amour physique. La mort elle-même pourrait-elle abolir l’indescriptible ?

Les clichés resteraient pour raconter au monde ses dépravations. Désormais, elle n’était plus que cela : l’offrande odieuse de sa féminité en rut.

A cette notion de faillite honteuse et irrémédiable, s’ajoutait la monstrueuse désillusion infligée par son amant. Elle ne doutait pas qu’il eût été le complice de cette sinistre intrigue.

A travers l’espèce de brume qui l’isolait, elle comprenait parfaitement qu’Olav avait joué un rôle conçu par l’abominable David. Elle « savait » de façon péremptoire que le nain était le maître d’œuvre de la machination. Et elle, la stupide, la crédule, la femme en peine, érodée par la médiocrité de sa vie, avait foncé tête baissée dans le complot.

L’infirmière était repartie. Il devait y avoir d’autres fleurs avec les roses car elles dégageaient un parfum insistant, légèrement opiacé. Mary se dit qu’elle ferait porter la corbeille à la chapelle de l’hôpital.

Elle stagna encore un peu, tentant de fuir les pensées morbides qui la taraudaient. Elle souhaitait qu’on lui administre un analgésique puissant qui la soustrairait à l’horreur de sa situation. Brève vacance pour une âme torturée.

Elle entendit s’ouvrir de nouveau la porte.

Mary tourna doucement son visage dans le creux de l’oreiller, bien décidée à ne communiquer avec personne. Elle voulait s’abstraire totalement.

Quelqu’un contourna sa couche pour venir du côté de la fenêtre. La personne prit une chaise qu’elle amena auprès du lit ; s’y assit et resta muette.

Les choses continuèrent un moment dans cet immobilisme silencieux. Cela ressemblait à un étrange affrontement. A la fin, ce fut Mary qui céda. Elle dégagea sa figure de l’oreiller et ouvrit les yeux.

Elle fut à peine surprise de reconnaître David. Il se tenait sagement sur son siège, les chaussures à vingt centimètres du parquet, les mains croisées entre ses courtes jambes. Il portait un imperméable de couleur mastic, à épaulettes, une cravate écossaise dans les tons rouge, des gants sport en peau de pécari, percés de trous aux jointures. Réduction d’homme à l’air flegmatique, il attendait, apparemment plongé dans une sereine méditation.

Son regard incisif découvrit celui de lady Mary.

— Bonjour, lui dit-il. J’ai pensé que ma visite vous apporterait un certain réconfort.

Il s’exprimait d’une voix grave contrastant avec son ton ordinaire.

— En fait, poursuivit-il, je suis convaincu que personne d’autre que moi n’est susceptible de vous aider à franchir ce mauvais pas.

Elle l’écoutait sans le moindre sentiment de rejet comme cela avait toujours été le cas dans leurs rapports précédents. On n’éprouve rien devant une catastrophe naturelle, sinon une extrême résignation.

La marquise, pour la première fois depuis qu’elle connaissait le nain, avait cet étrange réflexe des victimes à se mettre sous la protection de leur bourreau.

— Voyez-vous, Mary, souvent des gens que l’on croirait inconciliables finissent par se découvrir complémentaires. Gardez confiance et vous constaterez combien la dure expérience que vous venez de vivre vous aura aguerrie. Votre brusque engouement pour ce minet norvégien a révélé votre sensualité.

« Vous êtes un être de volupté. Vos sens, pendant des années assoupis, se mettent à flamber, Mary. Vous allez commencer une existence nouvelle, dans laquelle mon stupide frère n’aura rien à voir. Vous êtes d’une autre trempe que ce falot aux grands airs. La véritable passion, vous allez la connaître. Ce n’est pas un bellâtre qui vous l’apportera, mais l’amour, ma chérie, car seul l’amour est capable de donner la félicité totale.

« J’ai les photos : rassurez-vous, moi seul les ai vues, je les contemple à tout moment.

« Si vous saviez comme elles sont sublimes ! Comme c’est magnifique une femme de feu ! Quel abandon magistral ! Quel délire de la chair ! Vous m’envoûtez. Je servirai votre fièvre. Attendez, Mary, non : ne craignez pas. Je veux que nous fassions plus intime connaissance.

« Donnez-moi votre main. N’ayez pas peur. C’est cela, laissez-vous guider. Votre odeur, votre peau me mettent en complète érection. Vous vous en rendez compte ? Eh oui : voilà ce que cache mon nanisme. Étrangeté de la nature, n’est-ce pas ? Ah ! je sens que vos doigts se crispent sur l’objet. C’est bon signe.

« Je vais vous laisser. Reprenez confiance. Remettez-vous de ce traumatisme. Vous êtes la digne, la grave marquise que le Tout-Londres connaît, admire et apprécie.

« Pensez à moi, comme je pense à vous. Je ne mesure que quatre fois la longueur de mon sexe, mais peu d’hommes me valent. »

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