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Les Bentham possédaient un médecin de famille, plus âgé que le lord, qui s’obstinait à ne pas prendre sa retraite. Comme il avait doublé le cap des quatre-vingts ans et que des rhumatismes articulaires accentuaient les méfaits du temps, il partageait sa clientèle avec son fils, Harry, un homme blafard et pieux dont l’haleine incommodait ses malades. Ce praticien de quarante-cinq ans avait été marié à une doctoresse spécialisée dans la pédiatrie, qui le quitta peu de temps après leur mariage pour le directeur du dispensaire où elle exerçait.

Ce fut lui qui reçut sir David.

D’une taille élevée, il méprisait les nains. Le fait que David fût fils de lord compensait peu la répulsion qu’il lui causait.

Il l’écouta cependant avec une attention scrupuleuse. Son patient se plaignit de violents maux de tête accompagnés de vertiges. Ses douleurs siégeaient sous la voûte crânienne. Le Dr Kirkpatrick junior lui posa une série de questions d’une voix languide, puis le confia à une assistante brune vêtue d’une blouse verte qui lui atteignait tout juste les rotules. Cette personne dirigeait la partie radiologique du cabinet.

Nantie des instructions du praticien, elle effectua une série de radios et se retira pour les développer.

Pendant son absence, le nain dévissa prestement la carène de l’appareil et intervertit deux câbles d’acier tressé, dans l’espoir qu’à la prochaine mise en marche, il se produirait un court-circuit. Il allait jusqu’à souhaiter une avarie plus grave qui priverait l’infect Kirkpatrick de son monumental instrument pour une durée prolongée.

Lorsque l’opératrice revint, elle dit au nain que les radios étaient réussies et qu’il n’y avait pas besoin de les recommencer. David s’en réjouit.

La fille en blouse courte le reconduisit au cabinet où l’homme de l’art examinait les clichés sur une plaque de verre lumineuse. Il restait compassé, raide et hostile. A la lumière laiteuse du lecteur de radios, son visage évoquait celui d’un individu momifié dans les catacombes de Païenne : faciès d’inquisiteur, nez crochu, denture mal contenue par une bouche sans lèvres.

Lorsqu’il eut terminé son examen, il éteignit son écran de verre et vint se rasseoir en face de son client, l’air indécis.

— Cela fait combien de temps que vous souffrez de la tête, m’avez-vous dit ?

— Dix jours.

Son vis-à-vis haussa les épaules.

— Difficile de porter un diagnostic clair. Je vais vous prescrire des antalgiques. Si vos douleurs persistaient nous vous ferions passer au scanner.

La visite s’acheva sur cette perspective…


Victoria l’attendait dans l’antichambre, l’air anxieux ; il la rassura d’un sourire.

Tom Lacase lisait au volant de la Rolls. Son maître utilisait de plus en plus ce solennel véhicule qui le soustrayait aux yeux de la rue. Les autres constituaient son cauchemar. Il aurait voulu anéantir ces regards curieux ou pleins de pitié qui s’attachaient à lui.

Il s’engouffra dans la grosse voiture et sauta comme un chien sur la banquette arrière. Victoria le rejoignit d’un mouvement plus lent, plus étudié.

« C’est elle qui paraît être de la caste », songea-t-il.

— Que vous a dit le docteur, sir ? demanda la nurse.

Il apprécia son inquiétude. Il existait donc quelqu’un qui s’intéressait à lui !

— Des fadaises médicales, bougonna-t-il. Ces gens sont des perroquets qui récitent leur savoir sans y penser.

Il sortit de son veston une liasse de feuillets à en-tête du médecin.

— J’ai eu l’opportunité de lui dérober quelques ordonnances vierges qui nous permettront d’obtenir certains produits prohibés.

Son larcin le rendait guilleret.

Comme le serviteur noir attendait ses instructions, il demanda à Victoria l’adresse de son premier amant. Elle la lui donna spontanément et il la répercuta à Tom.

* * *

L’ancien condisciple de la nurse habitait Essex Road où il gérait un magasin de photocopies au matériel sophistiqué : « Copy-Quick ».

David fit stopper la voiture en face de la boutique où deux filles manipulaient les appareils. Il aperçut, au fond du local, un homme jeune, au crâne dégarni, occupé à téléphoner. Il commençait d’acquérir une corpulence encore « mal placée », mais qui aurait dû lui composer une silhouette de bourgeois d’ici quelques lustres si le fils de lord Bentham n’avait décidé d’abréger son existence.

— C’est l’homme au pull-over jaune ? questionna le nain.

— Oui, sir.

— Je rêve pour lui d’une fin particulièrement « sévère ». La manière dont il a abusé de vous est abjecte et mérite un châtiment exemplaire.

Il ne parvenait pas à se détacher de la boutique emplie d’une surprenante lumière bleutée.

Son regard malveillant enregistrait tout, avec une méticulosité mécanique. Doté d’une extraordinaire mémoire visuelle, il serait capable, des années plus tard, de dresser avec exactitude la description des lieux.

Il toqua à la vitre qui les séparait du conducteur et lui fit signe de repartir.

— Où allons-nous, sir ? demanda Lacase dans le vieux conduit acoustique auquel le lord tenait autant qu’à sa Rolls-Royce.

— A la maison, répondit le nain.

Pendant qu’ils roulaient en direction de Mayfair, il commença à ourdir des plans de massacre qui, en fin de compte, ne lui plaisaient guère. Il se convainquait que Victoria lui apporterait des solutions satisfaisantes, mais un sot respect humain le retenait de la consulter.

Après tout, n’était-ce pas un ancien amant de la jeune femme qu’il entendait occire ?

Il mettait un point d’honneur à trouver tout seul la manière idéale d’en finir avec le directeur de Copy-Quick. Il fallait agir sans qu’un seul instant son intervention fût décelable. Pour obvier à ce risque capital, il devrait se surpasser.

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