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Quand il souhaitait la prendre dans ses bras, il s’asseyait afin de compenser leur différence de tailles. Victoria se mettait à genoux ente les jambes de sir David, la joue appuyée contre sa poitrine. Chaque fois, les battements accélérés de son cœur l’alarmaient. Elle se reculait pour l’interroger des yeux, alors il la rassurait d’un sourire. Il souffrait depuis l’enfance de tachycardie. Les cardiologues lui prescrivaient des calmants qu’il négligeait de prendre, sauf dans les cas de crise prolongée, La plupart du temps, les choses se normalisaient rapidement, David n’éprouvait aucune angoisse de ces emballements. L’idée de disparaître ne l’effrayait pas ; il acceptait sans frémir cette fatalité. Il attendait la mort aussi paisiblement qu’il la donnait.

Pendant que Victoria lui caressait la joue, il sentit s’étendre en lui une onde d’intense félicité.

— Je suis heureux d’avoir supprimé votre premier amant, chère Victoria, soupira-t-il, On peut trouver cela puéril mais l’existence des hommes qui ont eu le privilège de votre corps m’est insupportable, Êtes-vous choquée ?

— Au contraire, répliqua la nurse, j’apprécie cette preuve d’attachement.

— Les autres vont suivre, promit-il, mais rien ne presse.

Il écarta le col de sa robe de chambre et plongea ses deux petites mains dans le décolleté de la jeune femme.

— Ma mère assure qu’en France, on appelle ce doux endroit le « bénitier du diable », murmura David.

— C’est charmant.

— Croyez-vous qu’un jour nous cesserons de nous désirer ?

— La mort me paraît plus enviable, affirma Victoria.

Abandonnant leur philosophie de boudoir, David déclara d’un ton joyeux :

— J’ai l’impression que les affaires du Norvégien avec ma belle-sœur sont en bonne voie ; je suis prêt à parier qu’elle se trouvait chez lui, tout à l’heure, lorsque je lui ai téléphoné.

— Vous devriez le rappeler, conseilla-t-elle.

Il hésita.

— Je ne voudrais pas perturber un instant délicat si, d’aventure, ils en vivent un. Je l’appellerai plus tard.

L’arrivée inopinée de Tom Lacase fit diversion. Le domestique venait prévenir David que sa mère comptait sur lui pour le dîner.

Le nain cédait presque toujours aux instances maternelles. Cette docilité lui valait une grande clémence pour ses frasques. Il se montrait rarement rebelle, possédant de manière innée le sens du respect dû aux parents.

— Prévenez la duchesse que nous participerons volontiers à ce repas. Savez-vous s’il y aura des invités d’exception ?

— J’ai cru le comprendre, monseigneur.

Le Noir s’approcha d’un pas et, baissant le ton, ajouta :

— Sa Grâce souhaite que vous veniez seul.

Le cadet des Bentham eut un sursaut de révolte.

— Il n’en est plus question, Tom ! Allez informer ma mère que je serai accompagné de miss Hunt ou que je ne viendrai pas.

Il suivit des yeux le départ du valet, bouillonnant d’un courroux qui lui déclencha de nouvelles palpitations.

Victoria intervint :

— Puis-je me permettre de dire à monseigneur qu’il a tort de se rebeller contre une décision de la duchesse qui m’a, jusque-là, accueillie avec courtoisie ; il ne faut pas se formaliser de cette exigence très naturelle.

Mais ce plaidoyer, non dépourvu d’hypocrisie, ne fit qu’attiser la colère du nain.

— N’insistez pas, ma chère : j’irai à ce dîner en votre compagnie ou je n’irai pas.

Elle lui sut gré de rester inébranlable. Pourtant une inquiétude pointait en elle : les Bentham jugeaient-ils que sa présence constante auprès de leur cadet devenait inopportune ? Depuis le début de leur liaison, elle redoutait cet instant, se doutant bien que, malgré l’infirmité de leur fils, ils ne sauraient tolérer longtemps la présence d’une roturière dans son lit.

Que Victoria Hunt le promène dans les parcs londoniens était une chose. Qu’elle partage sa vie publique devenait intolérable.

Quelques minutes après le départ de Tom Lacase, le téléphone interne fit entendre son ronflement.

— Répondez ! ordonna David, et si, comme je le devine, c’est ma mère, dites-lui que je viens de partir chez mon tailleur.

La nurse obéit, mal à l’aise. Il s’agissait de la duchesse en effet.

— Chère Victoria, dit-elle, vous voulez bien venir à mon atelier ?

— Tout de suite, Votre Grâce.

Lady Bentham raccrocha.

Le couple échangea un long regard de détresse.

— La duchesse veut me voir, annonça la nurse.

— Il fallait s’y attendre, dit David.

* * *

Lady Muguette préparait une toile de fortes dimensions qu’elle enduisait d’une couche préalable de peinture gris clair afin d’en assurer le fond.

Elle reçut la nurse avec un franc sourire.

— Asseyez-vous, ma chère, si toutefois vous trouvez un siège vacant dans mon antre.

Elle trempa sa brosse dans un pot d’essence de térébenthine, l’essuya avec application. Bien qu’elle appelât son atelier « un antre », il s’agissait d’une pièce accueillante dans les vastes combles de l’hôtel particulier. Certes, des toiles neuves et d’autres, peintes, mais qui se trouvaient en disgrâce, s’accumulaient contre les murs, une profusion d’objets hétéroclites s’entassaient, en un bric-à-brac incohérent. Les quelques vieux meubles disparaissaient sous des amas d’étoffes, des piles de gravures, des cartons poussiéreux et des étuis de cuir dont on ne pouvait deviner l’usage initial. Malgré tout, l’endroit conservait un aspect chaleureux. Chacune de ces choses gardait « du caractère » et de la classe. Elles évoquaient les résurgences d’un faste que le temps rendait obsolète.

Malgré l’invite, Victoria demeura debout, immobile, les doigts noués.

— Voyez-vous, miss Victoria, nous n’avons jamais eu de conversation en tête à tête, fit lady Muguette, car il existe une espèce d’accord tacite entre nous. Je vous suis extrêmement reconnaissante de ce que vous faites pour mon fils.

Elle regarda la nurse avec un semblant d’ironie qui la fit rougir.

— Ce garçon que la nature a malmené est heureux de vous avoir rencontrée ; vous constituez pour lui une sorte de providence, ma chère petite. Votre attachement à sa personne le comble et nous enchante, nous ses parents, cependant, nous devons penser à son avenir. Ce que je vais vous apprendre risque fort de vous surprendre. Toujours est-il que nous souhaitons le marier.

Elle acheva d’essuyer ses pinceaux et les rangea dans une grande boîte de bois. Ensuite elle porta les yeux sur le visage de la nurse et le trouva tel qu’elle s’y attendait ; pâle et tiré, empreint de la plus grande stupeur.

— Je sais, reprit lady Muguette, cette perspective semble de prime abord impensable, aussi s’agira-t-il d’un mariage purement de raison.

Une bouffée de rage froide fit s’emporter Victoria.

— Il existe une naine à marier dans la gentry britannique ? demande-t-elle.

Lady Muguette (née Lenormand) fut estomaquée par tant d’audace et en eut le souffle coupé. Ses origines modestes prirent le pas sur sa vie d’aristocrate par mésalliance.

— Pas avec moi, petite conne ! s’écria-t-elle (heureusement en français).

Elle récupéra aussitôt son self-control et, malgré sa fureur, parvint à sourire.

— Non, ma chère. La personne que nous envisageons d’avoir pour bru est de taille moyenne. J’ajoute qu’elle n’est ni bossue ni bancroche, non plus que victime d’une maladie de peau. Je vais même ajouter qu’elle appartient à une famille titrée du royaume. C’est elle que nous recevons ce soir.

Tout en pariant, Muguette était abasourdie de voir le regard anéanti de la nurse. « Mon Dieu, serait-il possible qu’elle aime réellement David ? » Pas un instant, après avoir découvert (ce qui n’était pas difficile) la liaison du couple, elle n’avait envisagé qu’il pût y avoir un quelconque sentiment tendre de la part de Victoria. Cela dit, elle avait marqué une certaine surprise en constatant, le temps passant, que la jeune femme se contentait de ses gages. Jamais la moindre cupidité ne s’était manifestée chez elle. « Elle doit attendre son heure », pensait la duchesse.

Lady Muguette enrageait de s’être confiée à cette petite garce britannique. Elle, pourtant si psychologue, venait de commettre une fausse manœuvre irréparable. David, fanatisé par « sa belle », enverrait ses parents au diable avec leur saugrenu projet.

Marie-t-on un homme d’un mètre zéro quatre à une femme de taille normale ? A moins qu’elle n’ait une barbe de patriarche ou une queue de sirène ?

Elles restèrent indécises, se détendant après cet affrontement fulgurant. Une sorte de trêve s’imposa à elles.

Puis la duchesse murmura :

— Ne nous déchirons pas, miss Hunt. Je ne cherche que le bonheur de mon malheureux fils.

— Sir David n’est pas malheureux, déclara hardiment Victoria ; et ce ne sont pas les mères qui ont en charge le bonheur de leurs enfants quand ils sont adultes. Puis-je me retirer ?

Lady Muguette fit un geste signifiant « allez ! ». Malgré cette ultime impertinence de la nurse, sa colère l’avait quittée.

Elle s’assit dans un vieux canapé maculé de peinture séchée.

Au bout d’un moment, elle sonna Lino, le maître d’hôtel, et réclama une bouteille de Château Pétrus. Elle aimait les grands vins, sans toutefois en abuser ; parfois, ils s’imposaient à elle comme une thérapie.

Lorsqu’elle en eut dégusté trois verres, à petites gorgées précieuses, elle se trouva ragaillardie sans être le moins du monde éméchée car elle tenait l’alcool mieux qu’un vigneron.

Muguette Bentham s’apprêtait à quitter son atelier quand le téléphone retentit.

La voix de sir David lui parut empreinte d’une certaine solennité.

— Mère, lui dit-il, miss Victoria vient de me mettre au courant des projets que vous formez pour moi. Ils me semblent plutôt cocasses et je suis tout à fait d’accord pour assister à ce dîner.

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