La matinée achevait de se débarrasser de ses brumes et le ciel se creusait de trouées lumineuses. Olav Hamsun était en faction depuis plus d’une heure au volant de sa Mini rouge barrée d’une large bande médiane de couleur crème. Il avait froid à bord du petit véhicule, malgré son pardessus de demi-saison.
Il guignait de loin la porte d’une coquette demeure, désespérant de la voir s’ouvrir jamais. Il trouvait le village d’Hampstead ravissant. Situé au nord de Londres, qu’il domine, l’endroit est habité par des intellectuels : artistes, écrivains, gens de cinéma. Il y règne une atmosphère de vacances à laquelle le jeune Norvégien se montrait sensible.
Malgré la longueur de son attente, il restait stoïque. Son pays nordique enseigne avant tout la patience. Le temps n’y a pas la même densité que dans les régions où le soleil est généreux.
Passionné d’architecture, Hamsun scrutait les résidences de cette localité pleine de charme, cherchant à comprendre pourquoi tant d’agrément s’en dégageait. A différentes reprises, il avait tiré un livre de son manteau pour croquer dans les marges les détails d’une façade, d’une porte ou d’un perron ; mais vite il abandonnait son dessin pour revenir à sa surveillance.
La porte s’ouvrit enfin et lady Mary parut, tenant un garçonnet par la main. L’épouse de sir John lui sembla plus belle et plus racée qu’au cours de la soirée chez son beau-père. Dans son manteau vague, brun, garni de fourrure claire, coiffée d’une toque et chaussée de bottes souples, la marquise[4] avait fière allure. Sir Robespierre, par contre, ressemblait à un rejet plus ou moins taré. Ses longues dents de rongeur apparentaient sa mâchoire à celle d’un mulot. D’énormes oreilles décollées et rougeoyantes achevaient de « crétiniser » sa face de bêta vacillant car il tremblait sur ses jambes grêles qu’on aurait cru dessinées par Salvador Dali.
La mère et l’enfant prirent sur la gauche pour remonter la rue. Olav quitta sa Mini et se mit à les suivre. Ils parcoururent quelques centaines de mètres, obliquèrent dans une voie transversale et s’arrêtèrent devant la grille d’une public school.
Après qu’elle y eut déposé son fils, lady Mary rebroussa chemin. Hamsun pénétra dans une librairie pour ne pas se trouver nez à nez avec elle. Lorsqu’elle fut passée, il reprit sa filature.
La bru de lord Bentham gagna démocratiquement la tête de ligne du métro. Après une brève hésitation, le Norvégien en fit autant, attentif à ne pas être vu. Il s’y prit de telle sorte qu’il monta dans la même voiture qu’elle, mais par la deuxième porte.
A cette heure de la matinée, la fréquentation chutait et il dut s’asseoir rapidement, en se penchant fortement, comme le font certains vieillards.
Quand, à l’approche de Londres, la rame se peupla, il se leva, s’inséra dans le flot des usagers qui venaient de monter et se dirigea vers le secteur où se tenait lady Bentham.
Il s’assit à quelques places d’elle, faisant mine de lire un traité sur le style victorien. Il parcourut trois ou quatre fois la même page avant d’en capter le sens. Cette période architecturale avait consisté à surcharger la pureté des immeubles de brique par de la pierre, des colonnes et des balcons pompeux. Une frénésie ostentatoire déferla alors sur l’habitat londonien.
Olav songeait que chaque époque imprime sa marque à la société et que, bonnes ou mauvaises, ses initiatives contribuent au développement des cités.
Il se décida enfin à redresser la tête, et aussitôt « sentit » le regard de lady Mary. Il eut un tressaillement réussi, rougit agréablement et alla s’incliner devant la marquise avec une timidité charmante que la dame apprécia.
Une place se libéra en face d’elle, et il lui demanda la permission de la prendre. Leur conversation fut languissante au début car ils ne savaient rien l’un de l’autre. Enfin, ils s’enhardirent à échanger des considérations sur leurs vies. La beauté un peu féminine du Nordique déroutait la marquise, la troublait aussi. Olav possédait de longs cils dont il jouait de manière irrésistible. Ses yeux avaient d’étranges langueurs qui précipitaient la respiration de sa voisine.
Lorsqu’elle descendit à Oxford Circus, c’est très naturellement qu’il lui emboîta le pas. Une gêne les saisit lorsqu’ils furent sur le trottoir populeux.
— Eh bien, j’ai été ravie de vous revoir, fît-elle.
Il acquiesça ; son visage restait tendu, pensif.
— Permettez, murmura-t-il.
Il prit son stylo, écrivit son numéro de téléphone sur la page de garde de son livre, l’arracha sans vergogne et la lui présentant :
— Peut-être trouverez-vous ma conduite incorrecte, dit Hamsun, et si c’est le cas, il faut me la pardonner : songez que je suis un étranger débarqué d’un pays froid.
Interdite, elle considéra la feuille effrangée où figurait le numéro.
Il eut un mouvement insistant et elle prit le papier.
— Je vais rentrer chez moi pour attendre votre appel, déclara angéliquement le jeune homme.
Il s’inclina sans la quitter du regard. Ses prunelles possédaient une brillance qui la bouleversa. Un mystérieux sourire vint à Olav.
— C’est certainement fou, mais j’ai confiance, assura-t-il. Mon père, le pasteur, affirme que le Seigneur partage nos envies quand elles sont pures et que, si elles sont impures, c’est le démon qui nous assiste. L’essentiel, c’est d’être aidé, n’est-ce pas ?
Il s’éloigna dans la foule. Sa chevelure d’or flotta longtemps sur la masse terne des badauds. Lady Mary finit par froisser le papier et le jeta sur la chaussée.