Sir John trouva dans son courrier une fort aimable lettre d’Olav Hamsun les conviant à dîner, son épouse et lui, au restaurant chinois du Dorchester.
Au cours de leur rencontre chez ses parents, l’avocat d’affaires avait révélé sa prédilection pour la cuisine asiatique, il fut donc touché que le Norvégien s’en soit souvenu. Sans consulter sa femme, il téléphona au jeune homme pour lui donner son accord.
De retour à son domicile, il informa la marquise de cette invitation. Lady Mary devint écarlate, sa surprise fut si vive qu’elle n’eut pas la présence d’esprit de refuser. Le repas étant prévu pour le début de la semaine suivante, elle se promit d’alléguer un ennui typiquement féminin pour le décliner. La digne personne souffrait de règles douloureuses qui la contraignaient à rester couchée pendant un jour ou deux. Las, son argument tomba le soir même. Elle décida alors d’inventer un autre prétexte. Pas un instant l’idée ne lui vint d’avouer la vérité à son époux. John se montrait malcommode dans la vie conjugale. Ployant sous les soucis professionnels, encombré de maîtresses stupides, plus ou moins fatigué aussi par une vie nocturne qu’il croyait indispensable à sa réussite, il témoignait beaucoup de froideur à sa femme et prétextait une jalousie qu’il éprouvait modérément pour la dominer.
La marquise prenait ce sentiment feint pour une preuve d’attachement, ce qui ajoutait à ses scrupules d’honnête femme ; c’est pourquoi la tentative de séduction du jeune Norvégien revêtait à ses yeux les chatoiements et les maléfices du péché.
Elle garda la chambre durant trente-six heures. Cet orage mensuel la laissa, comme chaque fois, dolente et triste. Au cours de cette brève période, elle avait pensé fortement au Scandinave à la chevelure d’archange. Son fin visage la hantait. Des rêveries coupables la harcelaient. Elle se comportait comme les héroïnes de romans du xixe siècle, mais sans en ressentir vraiment de la honte.
Au fur et à mesure que le jour du dîner chinois approchait, l’angoisse de Mary croissait. Elle se jugeait en péril. Un instant, elle envisagea d’aller avouer ses tourments à sa belle-mère dont elle appréciait le cartésianisme. Ce qui la retint, ce fut la certitude qu’une mère, eût-elle « l’esprit large », ne pouvait rester impartiale dans un cas de conscience dont son fils risquait de pâtir.
Le lundi arriva alors qu’aucune solution n’avait prévalu. Elle était comme déserte, privée de toute émotion. Lorsqu’il fut l’heure de s’habiller, elle le fit mornement, s’appliqua à choisir une tenue assez chagrine d’épouse résignée, dans les tons gris et jaune. En passant la chercher, son mari s’en montra irrité et, assez sèchement, la pria de mettre une toilette moins neutre. La dame qui ne demandait que cela troqua la méchante robe contre un tailleur de soie noire à col fuchsia et sortit du coffre une parure de diamants qui fit étinceler son décolleté.
Quand le couple parvint au Dorchester, il accusait vingt bonnes minutes de retard. Hamsun les attendait à une table longeant le mur. Il parut si beau à la marquise qu’elle bredouilla n’importe quoi pour répondre à sa phrase de bienvenue. Il portait un smoking très romantique, à col châle. Il sembla à lady Mary que ses cheveux avaient beaucoup poussé depuis leur dernière rencontre, accentuant son visage séraphique ; on se serait attendu à le trouver nanti de trois paires d’ailes.
Instantanément, leurs regards communièrent dans un élan qui rejoignait la ferveur.
Il fit placer les époux sur la banquette adossée au mur, se réservant la chaise qui leur faisait face. Lorsque le maître d’hôtel présenta le menu, Olav les informa qu’il l’avait préalablement composé, mais que si quelques autres plats les tentaient, il les ferait ajouter.
Le repas fut remarquable et confinait au sublime. Hamsun choisit un Champagne rosé de grande marque, il le voulut en magnum parce qu’il tenait d’un ami français que la divine boisson gagne à être servie dans des flacons de forte capacité. Ce perfectionnisme enchanta le marquis. Les plats sucrés ou épicés engageaient à boire, ce qu’ils firent d’abondance.
Vers le milieu du repas, sir John reçut un appel sur son bip qu’il portait derrière sa pochette. Il pria ses compagnons de table de le pardonner et gagna le téléphone.
Il s’agissait de sa maîtresse du moment, une théâtreuse sans talent excessif, qui exigeait de lui parler pendant l’entracte de la comédie musicale où elle se produisait.
Cette absence impromptue arrangeait les affaires d’Olav qui n’en espérait pas tant. S’inclinant sur la table constellée de plats colorés, il déclara, le regard brillant :
— C’est le Seigneur qui nous ménage ce bref tête-à-tête. Sachez que je vous attendrai toute la journée de demain dans mon appartement 128 Bloomsbury Street. Si vous ne m’y rejoignez pas, je crois que j’en mourrai.
Ayant dit, il chercha de l’incrédulité dans les yeux de son invitée.
N’en trouva pas.