Depuis « l’Affaire Mary », sir David vivait dans un état permanent de fébrilité. Il se sentait animé d’une énergie inépuisable qui l’incitait à tout entreprendre avec la certitude de tout réussir.
Le soir des retrouvailles entre Victoria et Christina, comblé d’apprendre que la puéricultrice se consumait toujours d’amour pour sa nurse, il décida d’agir « dans la foulée ». Après un frugal dîner, ils mirent, l’un et l’autre, les vêtements les plus modestes et les plus anciens qu’ils purent dénicher dans leurs garde-robes, prirent la petite Hilmann et se dirigèrent vers Whitechapel. Certes, le célèbre quartier où sévissait Jack l’Éventreur en 1888 a passablement perdu de sa légende crapuleuse. Il n’en subsiste pas moins, dans le labyrinthe de ses sombres venelles, des bouges malfamés où l’on traîne des touristes amateurs de sensations frelatées.
Avant l’arrivée de Victoria dans son existence, le nain opérait de fréquentes plongées dans ce louche vivier. Il s’y rendait en compagnie de Tom Lacase, dont la stature et les yeux proéminents auraient éventuellement calmé des buveurs belliqueux. Mais personne, jamais, ne montra mauvais visage à ce petit être défavorisé ; il inspirait davantage la compassion et la curiosité que l’animosité.
Le pub de La Rose sans Épines occupait le fond d’une impasse qui eût ravi un réalisateur de films d’épouvante. Mal pavée, mal éclairée, encombrée de matériaux au rebut, elle ne se justifiait que par l’établissement, certes pittoresque, où se rassemblait une étrange lie de l’humanité. A dominante d’épaves rainées par l’alcoolisme, la clientèle comportait une frange de la pègre. On trouvait là des revendeurs de drogue, des écumeurs de gares et d’aéroports, des trafiquants en n’importe quoi d’illicite, plus quelques putains qui n’appartenaient pas au meilleur choix.
Comme chaque fois qu’il se présentait en un lieu public, l’arrivée du nain amena le silence.
Sir David se déplaça dans les deux salles de la taverne, à la recherche d’une table disponible. Il tenait sa compagne par le poignet, ce qui constituait sa manière de lui donner le bras. Alors qu’il procédait à sa quête de places, une voix grasse le héla :
— Si c’est une table que vous cherchez, on peut se serrer, milord.
Il reconnut dans son interpellateur un vague coquin mâtiné d’Asiate avec lequel il lui était arrivé de vider quelques chopes de Guiness lors de ses précédentes visites.
Le hasard faisait bien les choses car, précisément, c’était l’homme qu’il souhaitait rencontrer. Il lui pressa la main, présenta Victoria comme étant sa parente et le couple s’intégra dans la tablée de forbans. David commanda une tournée générale pour remercier ces bonnes gens de leur accueil. Il apprécia une fois de plus que personne ne risque un quolibet sur sa petitesse. Au contraire, on avait plutôt tendance à le fêter. Paradoxalement, ce nain intimidait les costauds.
La soirée se développa telle qu’il l’avait conçue. L’alcool coulant à flots consolidait l’ambiance. Ce généreux nabot, dont on subodorait qu’il jouissait d’un bon pedigree, amusait et plaisait. On trouvait sa parente agréable et pas bégueule car elle ne s’offusquait pas lorsqu’une main se fourvoyait.
Au bout de plusieurs heures de beuverie et de rires, David saisit le bras de « son ami » aux yeux bridés.
— Il faudrait que nous parlions en particulier : nous avons une affaire intéressante à vous proposer.
L’autre l’enveloppa de son regard oblique, un peu surpris, mais point tellement, ce genre d’individu s’attendant toujours à tout.
— D’accord, milord, quand vous partirez, je sortirai derrière vous.
La tablée vida encore quelques pintes et le couple prit congé de la coterie.
Un instant après, celui que David appelait « le Chinois » les rejoignit. Il marchait en tirant la jambe, ce dont le nain n’avait pas eu l’occasion de se rendre compte.
L’homme les considéra alternativement.
— Alors ? demanda-t-il d’un ton goguenard.
Il pressentait que l’étrange couple avait besoin de lui pour une besogne fatalement trouble.
— Il ne fait pas chaud dehors, déclara le cadet des Bentham, allons boire le dernier verre quelque part.
L’Asiate acquiesça et se mit à marcher devant eux.