Le lendemain matin, sur le coup de dix heures, Tom se permit une chose qu’il n’avait encore jamais faite : réveiller son maître sans en avoir reçu l’instruction.
Sir David dormait en travers de son grand lit, utilisant le ventre de Victoria en guise d’oreiller.
Il sursauta à l’appel feutré du valet, se mit sur son séant, le regard brouillé.
— Qu’y a-t-il ? demanda le nain d’une voix hargneuse.
— Je me suis permis de vous appeler car j’ai une bonne nouvelle pour vous, sir.
Comme le fils Bentham le considérait d’un air incertain, il déclara :
— On vient de me livrer vos jambes.
— Non ! s’exclama David. Je croyais…
— Oui : on me les avait promises pour le début du mois prochain. Mais vous sachant pressé, j’ai demandé qu’on les fournisse sans leur carénage, qui est d’une exécution très délicate. Lorsque celui-ci sera terminé, nous les rendrons pour l’habillage ; en attendant, vous allez pouvoir vous entraîner.
Le nain se vêtit rapidement, sans se donner la peine de faire un brin de toilette. Il irradiait de joie.
— Je pense, sir, que vous devriez profiter de ce que vos parents sont en voyage pour vous entraîner dans la galerie de leur hôtel, assura Lacase. Vous disposerez ainsi d’un terrain mieux adapté que cet appartement.
— Excellente idée, approuva Bentham junior.
Il voulut prévenir sa fiancée, mais elle dormait si profondément et avec tant de candeur qu’il y renonça. Il se contenta de déposer un baiser furtif sur son ventre et partit.
Il ne devait jamais plus la revoir.
Les essais furent infructueux au début, à cause du poids des prothèses. Construites en alliage résistant, ces moitiés de jambes paraissaient plus lourdes que des chaussures de scaphandrier. Leur mécanisme et l’armature réunis pesaient six kilos par pied. Qu’en serait-il lorsque l’habillage s’y ajouterait !
Le Noir prodiguait des exhortations, faisant appel au courage de sir David. Qu’un Anglais se laisse arrêter par un problème aussi véniel semblait impensable. Il célébrait les mérites de l’accoutumance. L’homme est capable d’exploits autrement difficiles.
— Marchez ! sir. Marchez beaucoup, jusqu’à ce que cet appareillage vous devienne aussi léger que des Weston. Votre problème se résoudra par un entraînement intensif, vous le savez bien.
David fit des efforts. Il parcourut les douze mètres du hall à l’allure d’un robot. S’arrêta pour souffler, adossé au mur. La sueur détrempait ses cheveux.
— Magnifique ! s’extasia Tom. J’affirme qu’en moins de huit jours vous vous déplacerez comme un homme atteint de rhumatismes articulaires.
Dopé, le nain repartit pour une seconde traversée. Sans doute aurait-il poussé plus avant l’exercice, si Lino, le valet-maître d’hôtel n’était survenu. Un instant médusé à la vue d’un tel numéro, il déclara :
— Il y a là un policier qui demande à vous parler, sir : le superintendant Peter Midland.
Planté sur ses prothèses, David se réfugia aussitôt derrière son expression de débile congénital. Lacase qui ne le quittait pas des yeux s’aperçut du changement et réprima un sourire.
— Eh bien, faites-le entrer ! jeta-t-il à son homologue.
Quand il s’avança dans le hall, le policier fut déconcerté par l’étrange spectacle qu’offrait ce nain juché sur des demi-jambes articulées.
Peter Midland avait la chevelure argentée, une moustache teinte en brun foncé, des fanons accrus par un col dur, les joues violettes et le regard en alerte. Il tenait son chapeau à bord roulé posé sur son avant-bras gauche, comme font certains personnages en habit avec leur gibus.
— Sir David Bentham ? demanda-t-il d’une voix exténuée.
David acquiesça, l’air incertain. Nul mieux que lui ne savait jouer au simple d’esprit. Il n’en « remettait » pas, au contraire, prenait la mine appliquée, signe de sa bonne volonté naturelle.
— Nous sommes venus quérir miss Victoria Hunt pour enregistrer son témoignage, déclara Midland. Son père, le dénommé Jack Hunt, tenancier de bar, a été assassiné la nuit dernière. Miss Hunt lui a rendu visite d’une façon inhabituelle dans la soirée. Puis elle l’a quitté, mais elle est revenue beaucoup plus tard, peu avant la fermeture de l’établissement. Des témoins l’ont aperçue, attendant au volant de son automobile.
Il lâchait sa tirade tout en fixant le nain. Celui-ci conservait la bouche ouverte, avec la langue en partie sortie. Son regard désert n’exprimait aucun sentiment.
— Peut-être serait-il préférable que je réponde pour sir David ? intervint Lacase d’un ton plein de sous-entendus.
— Je le pense, convint le visiteur. Savez-vous si votre employeur a quitté son appartement, la nuit dernière ?
— Absolument pas. Je l’ai moi-même mis au lit après lui avoir fait prendre son sédatif.
— Et miss Hunt ?
— Elle s’est absentée et n’est rentrée que dans la nuit, mais je suis incapable de préciser l’heure de son retour.
Le nain poussa un glapissement et se remit à marcher avec ses prothèses. Sa silhouette singulière mobilisait l’attention du policier.
— Vous y croyez à ce truc ? demanda-t-il au domestique en désignant ces fausses jambes.
— Pourquoi pas ? En tout cas ça l’occupe, répondit ce dernier.