Après le départ de son noble compagnon, Victoria fut incapable de lire davantage. Elle posa son livre sur la moquette et ferma les yeux, tout en sachant qu’elle aurait du mal à trouver le sommeil avant le retour de David. Elle souffrait à l’idée qu’il faisait jouir cette femme. Elle le croyait quand il lui assurait que ce rendez-vous n’était qu’un divertissement de la chair. Seulement elle l’aimait.
Elle ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille, espérant recueillir quelques échos de leurs ébats, mais aucun bruit ne filtrait de l’appartement contigu. Son immobilité eut raison de sa jalousie ; elle finit par s’endormir.
Un sentiment de péril la réveilla. L’éclairage de la pièce brillait toujours et répandait une lumière cafardeuse. Elle regarda l’heure et constata qu’assez peu de temps s’était écoulé depuis le départ du nain. Elle tendit l’oreille une nouvelle fois, sans davantage de succès : tout baignait dans un silence que le perpétuel grondement des flots et le lointain bourdonnement du Venezia rendaient plus évident.
Chose surprenante, ce calme environnant lui rendit plus sensible son chagrin. Elle eût préféré des cris, des râles, et s’accommodait mal de cette souveraine apathie. Seul l’amour fornicateur est bruyant, l’autre, c’est-à-dire le véritable, se tisse de soupirs et de chuchotements.
Elle éteignit la lampe et gagna la terrasse. Elle réprima un haut-le-corps en apercevant Mary, solitaire, de noir vêtue, accoudée au balcon. Elle faillit lui parler, mais elle éprouvait une grande retenue, sachant que David se trouvait chez elle. Pour quelle raison s’étaient-ils séparés, ne fût-ce qu’un moment ? Elle imagina le nain, endormi, anéanti par la fatigue ; mais ne s’arrêta pas à cette hypothèse. Amant d’exception, il n’abandonnait jamais sa partenaire après l’étreinte. Il adorait s’attarder au côté d’un corps venant de recevoir sa semence. Pour ce jouisseur cela représentait une continuation du plaisir.
Après une longue attente, la marquise retourna dans la cabine. Elle revint peu après, tirant les courtes jambes de son visiteur. « Elle l’a tué ! » pensa Victoria. Ce fut comme si le bateau explosait. Tout devint improbable et un froid de crypte l’envahit.
D’un bond de chat, elle enjamba sa balustrade et sauta sur l’autre balcon.
En un éclair, elle vit sir David sur le sol, semblable à un chien écrasé (ce fut cette image qui s’imposa à elle), avec un bras curieusement bloqué sous lui.
La rage qui alors s’empara de la nurse la fit se jeter sur Mary Bentham avant même que cette dernière, toute à sa sale besogne, ne s’aperçoive de sa présence. Elle lui administra un coup de tête si violent qu’elles en défaillirent l’une et l’autre. Victoria se ressaisit la première. Se baissant, elle attrapa Mary par les jambes et, d’un mouvement de reins, la fit basculer par-dessus la rambarde.
Un bruit sourd, hideux, ponctua sa chute sur le pont inférieur. Sans perdre un instant, la nurse s’occupa de son amant. Elle posa la main sur sa poitrine : le cœur battait. Elle remit en place son bras tordu et le traîna jusqu’à la porte de la cabine, l’ouvrit. La brève coursive était déserte. Normal : il n’existait que trois appartements de luxe par bord et le dernier n’avait pas trouvé preneur. Elle alla ouvrir le leur et y tira sir David. Après quoi, elle revint dans celui de Mary qu’elle referma en ajustant le verrou.
Il lui restait à franchir à nouveau la distance séparant les deux balcons. Ce lui fut plus difficile qu’à l’aller car les efforts qu’elle venait de produire, joints à l’émotion, lui coupaient les jambes. Elle tremblait. Une peur qu’elle ne parvenait pas à dominer lui donnait envie de vomir. Elle se contraignit à rester immobile pour laisser son corps s’apaiser. Puis elle prit son élan. Le premier saut, exécuté sous l’empire de l’affolement, lui avait été naturel ; mais celui du retour la faisait chanceler.
Victoria entendit des rires en provenance de la proue : quelques noctambules plus ou moins ivres rentraient se coucher. Elle ne pouvait plus différer ; alors elle respira profondément, enjamba de nouveau le balcon de Mary et s’élança.
Elle eut comme une éclaboussure de lumière blanche dans la tête. « Je me suis cassée », songea-t-elle. Mais elle sentait la rampe sous ses doigts. A présent, elle devait passer par-dessus. Ce fut atroce à cause des élancements douloureux vrillant sa jambe. Elle y parvint cependant et gagna la chambre à cloche-pied. Elle eut la force de baisser le store roulant.
Exténuée, elle rejoignit le corps inanimé de sir David et réussit à l’amener jusqu’au lit. Elle le dévêtit rapidement, le coucha et le borda ; ensuite elle rangea ses vêtements sur le serviteur muet de la pièce.
Lorsqu’elle eut terminé, elle ouvrit le lit de son côté, au lieu de se déshabiller, elle s’y allongea, ferma les yeux et guetta les bruits du bord.
Cela prit beaucoup plus de temps qu’elle ne le pensait. Elle s’attendait à une réaction immédiate, mais ce ne fut qu’une heure plus tard que le téléphone sonna. Elle laissa carillonner un moment pour la vraisemblance et décrocha.
— J’écoute ? s’enquit-elle d’une voix incertaine.
— Ici le commandant, mademoiselle, répondit une voix plus que maussade.
Elle feignit l’ahurissement.
— Le commandant ! Mais quelle heure est-il ? Mon Dieu, presque trois heures ! C’est une blague ?
— Non, mademoiselle, fit le maître du navire avec son merveilleux accent.
Elle lui trouvait la voix de Mastroianni.
Il reprit :
— Il faut que je vous parle. Puis-je me présenter à votre cabine ?
— Eh bien… Oui, venez !
Elle se leva. Sa cheville doublait de volume ! Elle pensa qu’elle était peut-être brisée et s’affola à cette perspective. On allait trouver singulier qu’elle se soit blessée au moment où…
La sonnette discrète de la porte. Elle sautilla pour aller ouvrir.
Le commandant se trouvait flanqué d’un jeune officier. En bras de chemise, sans sa casquette, il donnait l’impression d’avoir quitté la fête en catastrophe. Elle pivota sur sa bonne jambe pour les laisser entrer.
Comme ils marchaient devant elle, ils ne la voyaient pas clopiner.
— Pourrait-on réveiller Mr. Bentham ?
Elle prit l’air contrit :
— C’est que…
D’un hochement de tête, elle leur désigna les bouteilles de Campari et de Cinzano sur la table, près d’une coupe emplie de rondelles d’orange.
La porte coulissante séparant les deux pièces restait ouverte et l’on apercevait le nain endormi.
— Il est impossible de le réveiller quand il est ainsi, assura Victoria, mais expliquez-moi ce qu’il se passe ?
— Un accident regrettable, dit le Pacha.
— Mais quoi ? Parlez !
— Mrs. Bentham est tombée de son balcon.
La nurse fut parfaite (elle le sentit).
— Mary ! s’écria-t-elle. Elle s’est fait très mal ?
— Pire que cela, soupira le commandant. D’après le médecin, elle se serait rompu les vertèbres cervicales.
Victoria émit une espèce de cri avorté pareil à une plainte.
— Vous voulez dire qu’elle ?…
— Hélas, oui. Pouvez-vous nous accompagner jusqu’à l’hôpital du bord ?
Elle acquiesça tout en se demandant ce qui allait bien pouvoir la sauver.
Les choses jouèrent en sa faveur. Jusqu’à la porte, elle était parvenue à rester derrière eux ; ils s’effacèrent pour la laisser passer. Elle marqua un temps, puis se risqua. Simultanément, le jeune officier voulut sortir, ils se heurtèrent. En une seconde, elle comprit le parti à tirer de l’incident. Elle s’abattit dans la coursive en poussant des cris de douleur, non feints. Les officiers, consternés, bredouillèrent des excuses qui laissèrent place à des invectives du commandant à son second.
Consciente qu’avec des Italiens elle pouvait forcer la dose, la nurse se prit à extérioriser sa souffrance par des clameurs dignes d’une maternité napolitaine.