Il les jugea à ce point identiques qu’il les imagina sortis d’un album de Tintin. Ils frisaient la quarantaine. Leurs visages longs et étroits s’ornaient de la même moustache, rousse chez l’un, brune chez l’autre. Leurs cheveux comportaient la même raie à gauche, plaqués sur le crâne comme si on les avait dessinés au pinceau. Vêtus de tweed aux teintes moroses, chaussés de larges souliers cirés à mort proposant quatre lacets identiquement noués, ils incommodaient par leur mimétisme.
L’arrivée du nain les déconcerta. Ils s’arrachèrent au sofa du salon et se présentèrent avec des mines ahuries.
— Chambers ! dit le roux.
— Befoll ! dit le brun en écho.
David ne prononça pas un mot. Il venait de prendre une décision : jouer les simplets. Il examinait les deux détectives avec des yeux béats, presque admiratifs. Ses interlocuteurs, d’abord désarçonnés par son nanisme, le furent tout autant par son crétinisme marqué. Ils échangèrent des regards désorientés.
— Vous êtes l’honorable David Bentham ? questionna le brun.
Le petit homme acquiesça mornement.
— Connaissez-vous un individu du nom de Shakri Kerala ?
— Pas du tout, articula-t-il.
Il se demanda s’il convenait de poser des questions ou bien d’attendre un complément d’informations spontané. Il opta pour la seconde réaction, plus conforme au personnage qu’il leur interprétait.
— L’individu en question était un étudiant en pharmacie étranger, domicilié au Y.M.C.A. Il est mort subitement, une de ses compatriotes prétend qu’on l’a empoisonné.
C’était l’inspecteur Befoll qui parlait, d’une voix plutôt aigre.
David réfléchissait à toute vitesse. L’Y.M.C.A. : il s’agissait de son piètre maître chanteur pakistanais.
— Je ne connais pas, dit-il d’une voix atone.
— L’homme avait écrit votre nom et vos coordonnées au dos d’un prospectus publicitaire, ainsi que la ligne de métro desservant votre quartier.
Le nain eut une expression d’ignorance complète qui ébranla les gens du Yard.
— Une autopsie a été pratiquée ; le médecin légiste est confronté à un problème qui le trouble passablement : Shakri Kerala présente certaines altérations des viscères pouvant laisser croire à l’action d’un poison. Cela dit, on n’a retrouvé aucune trace de celui-ci.
A cet instant, David eut une superbe idée. Il se mit à fredonner une célèbre ballade irlandaise qu’un groupe à la mode venait d’adapter en pop-musique.
Il regardait par la fenêtre et semblait avoir occulté ses visiteurs.
Les deux inspecteurs échangèrent une nouvelle fois des mimiques découragées.
— Sir Bentham, appela le rouquin.
— Oui ? demanda David.
— Vous êtes certain de ne pas avoir rencontré un homme barbu du nom de Shakri Kerala ?
— Qui est-ce ? répondit le minuscule personnage avec un sourire ingénu.
— Je viens de vous le dire : un étudiant en pharmacie dont le décès ne paraît pas normal. Il avait votre nom et votre adresse sur lui.
Sir David fit mine de réfléchir, puis brusquement son visage s’éclaira et il éclata de rire.
— Avez-vous vu les aventures de « Tom et Jerry », hier soir, à la télévision ?
L’inspecteur Befoll adressa un signe péremptoire à son coéquipier.
— Bien, nous allons vous laisser, sir. Pardon pour le dérangement.
Ils sortirent du salon et trouvèrent Tom Lacase dans le hall, occupé à réparer un court-circuit dans le néon éclairant une toile de VanDyck. Le domestique lâcha son tournevis pour raccompagner les policiers.
Avant de passer le seuil, le roux qui se nommait Chambers murmura :
— Dites-moi, mon vieux, l’honorable nabot ne serait pas un peu…
Il toqua sa tempe en souriant.
— J’ignore à quoi monsieur l’inspecteur fait allusion, répondit le Noir avec hauteur.
Il retrouva Victoria avec bonheur, ayant complètement chassé l’agacement causé par sa gratitude éperdue. Elle s’était endormie et son retour ne la réveilla pas. Il décida de lui taire pour l’instant cette visite policière afin de ne pas la tourmenter, et, comme il aimait tant à le faire, se lova sur le tapis tel un chien. Le feu de boulets dégageait une chaleur ponctuelle qui lui brûlait le visage.
La surabondance de roses chargeait l’air confiné d’odeurs pénétrantes. La main de la nurse pendait hors du canapé et les feux de l’âtre arrachaient des éclats à sa bague. Sir David se sentit glisser dans une torpeur ouatée, sorte de sommeil conscient qui ajoutait à son bien-être. Par flashes, il repensait aux duettistes de la Police ; leur trouvait l’air benêt. Rien de commun avec les limiers de cinéma, pleins d’autorité et de sous-entendus. Ces deux-là paraissaient gauches et vaguement timorés ; mais peut-être étaient-ils performants au plan professionnel ? Que le Pakistanais eût ses coordonnées griffonnées sur un prospectus n’avait rien de compromettant pour le cadet des Bentham. On pouvait fournir maintes explications : on comptait le « démarcher », le cambrioler, ou encore faire appel à sa générosité…
Il chassa de son esprit cette mouche importune et s’endormit pour de bon.
Ils s’éveillèrent presque simultanément, deux heures plus tard, commandèrent une collation à Tom et mangèrent de bon appétit. Ensuite de quoi, ils gagnèrent leur chambre et firent l’amour de manière plus ardente que de coutume. Contrairement à son habitude, Victoria se montra particulièrement bruyante, ce qui stimula la fougue de son compagnon. Une fois achevée leur brûlante joute, ils se préparèrent à sortir. La nurse voulait se rendre chez son coiffeur pour lui demander de réparer la brèche occasionnée par sa blessure. Sir David décida, pendant ce temps, d’aller repérer le cabinet dentaire d’Adam Gresham, le dernier amant de Victoria.
Il eut la satisfaction de constater qu’il occupait le rez-de-chaussée d’un immeuble neuf de moyenne importance. Sa clientèle devait se situer chez les fonctionnaires et petits commerçants. La porte s’ouvrait dans un recoin du hall en faux marbre, derrière la batterie d’ascenseurs. L’endroit était obscur malgré le plafonnier installé au-dessus du seuil. D’un regard connaisseur, sir David jugea les deux serrures. Rien de bien terrible, estima-t-il. Il savait, de longue date, la manière de recueillir les empreintes de ces verrous dits « de sécurité ».
Satisfait, il rejoignit Tom et son carrosse qui l’attendaient deux rues plus loin.
Il aurait voulu pouvoir savourer pleinement le retour de la nurse, mais, malgré l’optimisme auquel il s’efforçait, l’intervention de ces inspecteurs gâchait quelque chose de fondamental qui l’avait survolté jusqu’alors : le sentiment d’être à tout jamais protégé, épargné. A présent, un élément nouveau le déconcertait : il se sentait faillible.
Sir David reprit Victoria à son salon de coiffure. Un artiste capillaire qui se prévalait de Paris, lui avait arrangé une coiffure de récupération, un peu trop tarabiscotée au goût de David. Il pensa qu’une nuit sur l’oreiller remettrait du naturel dans cette afféterie. Sans doute se trouvait-elle plus belle avec toutes ces boucles pour camoufler sa cicatrice ?
Il lui proposa d’aller au cinéma, puis de souper ensuite dans un restaurant de nuit réputé. Ne fallait-il pas fêter leurs fiançailles ?
Elle accepta avec des transports de joie qui, à nouveau, le gênèrent. Il craignit que sa promotion sociale ne l’induise, lorsqu’elle serait l’alliée de son illustre famille, à se montrer, par réaction, un peu trop « peuple ». Il se rassura en songeant que Victoria possédait une vive intelligence et qu’il saurait, en cas de nécessité, « remettre les choses en ordre ».