Tom Lacase leur servit un excellent dîner improvisé par Rosemary, la cuisinière. Il arrivait fréquemment que sir David refuse de partager la table familiale. Les siens, habitués à ses foucades, ne s’en formalisaient pas. Il jouissait d’un statut particulier. Le malheureux rejeton de cette branche illustre bénéficiait d’une totale indulgence.
Ils eurent, au repas, des huîtres en gelée, un chapon aux truffes et un gâteau bourratif accompagné de confiture d’airelles. Ils burent (en assez forte quantité) du bourgogne blanc, très sec, et du bordeaux vieux de vingt ans.
L’alcool libéra Olav Hamsun qui se raconta complaisamment. Il était fils de pasteur, avait six frères et sœurs et consacrait ses loisirs à une petite troupe de théâtre d’amateurs.
Quand son hôte le questionna sur ses relations amoureuses, il lui apprit ce qu’il devinait déjà, à savoir qu’il avait des penchants homosexuels, sans toutefois que ceux-ci fussent définitivement acquis. Le Norvégien se dévoilait en évitant les détours et les faux-fuyants avec une grande fraîcheur d’âme. On le devinait équilibré et passionné par la vie.
Sir David hésitait à proposer à leur ami de rencontre le rôle qu’il lui destinait. Il existait une sorte de candeur chez le Nordique qui devait le rendre inapte aux magouilles et coups tordus. Pourtant, à le contempler, gracieux et d’une réelle beauté, le nain se disait qu’il ne rencontrerait jamais personnage plus apte à séduire une femme de trente-huit ans, imbue de sa caste et confite dans les principes.
A la fin du dîner, comme Tom préparait le café, l’invité demanda les toilettes. Le fils de lord Bentham profita de son absence pour interroger sa nurse.
— Votre avis, ma chère ?
— C’est l’idéal, assura la jeune fille.
— Ne le trouvez-vous pas trop ingénu pour accepter notre proposition ?
— Non, si vous la formulez joyeusement. Il doit s’agir d’une plaisanterie, comprenez-vous ? Taisez le projet de photo final.
Une fois encore, le nain saisit la main de Victoria et la porta à ses lèvres.
Ce fut d’une facilité exemplaire. Le futur architecte, passablement éméché, mordit presque goulûment à l’hameçon. La nurse se chargea de proposer l’affaire. Elle présenta Mary comme étant une sorte de pimbêche guindée qui écrasait tout le monde de sa morgue. Un vent de fronde soufflait sur la famille, désireuse de donner une leçon à cette dinde. Si un jeune séducteur parvenait à se faire aimer d’elle, cela rabaisserait son caquet et ses grands airs. David expliqua à quel point elle le méprisait pour son infirmité et dévoila une partie de son ressentiment. Juste ce qu’il convenait d’avouer pour donner une structure à cette vengeance en forme de farce.
Olav exultait. Pour cet amoureux de théâtre, un tel rôle comblait ses vœux. La chose le ravit d’autant plus que sir Bentham lui annonça qu’il lui louerait une garçonnière de classe et lui offrirait des vêtements conformes à sa position de riche étudiant.
Hamsun se dit que la vieille Angleterre était l’ultime pays de Cocagne de la planète.
En une seule journée, ils lui constituèrent une garde-robe de qualité et louèrent un appartement dans un immeuble destiné aux hommes d’affaires ayant besoin d’un gîte de quelques semaines dans la capitale britannique. Tous trois prirent à ces préparatifs un plaisir juvénile. Ils éprouvaient un sentiment de liberté et l’impression de faire l’école buissonnière. Sir David poussa le raffinement jusqu’à commander du champagne millésimé chez un traiteur fameux du quartier. Persuadé, dès lors, qu’Olav pouvait se montrer opérationnel, il décida d’organiser une rencontre.
Les choses lui furent facilitées par un voyage que lady Muguette fit à Paris afin de préparer une exposition de ses œuvres. L’absence de cette femme avisée le rendait plus « confortable » pour mettre au point une réception. Il argua de l’anniversaire de son frère qui, ému par cette attention exceptionnelle du nain, accepta de grand cœur l’invitation.
La brave Rosemary Labbite proposa un menu qui eut l’agrément de lord Jeremy. Le duke continuait de récupérer cérébralement. Il retournait à son club, s’adonnait à ses gourmandises de table, retrouvait sa dilection pour les portos vintage d’exception. Il lui arrivait même d’allumer un havane qu’il laissait se consumer entre ses doigts pour n’en savourer que le parfum.
Miss Victoria prit des initiatives de maîtresse de maison. Elle choisit le nappage, remplaça dans les chandeliers les bougies affaissées sur leurs bobèches, prévit des fleurs et guida sir David dans le choix d’un cadeau (une montre Cartier, modèle Tank chronoreflex, au dos de laquelle ils firent graver la couronne de marquis, qui était le titre provisoire de l’aîné).
Lady Mary vint à ce repas en rechignant intérieurement mais en véritable personne de la jet, ne laissa rien voir (ou très peu) de son manque d’enthousiasme.
Selon le plan préétabli, le jeune homme se présenta après tout le monde. Le nain avait annoncé sa venue. Il prétendit que Hamsun préparait une thèse sur les vieilles demeures anglaises et s’intéressait à celles de leur rue. Il composa la table de manière à ce que l’étranger se trouve face à sa belle-sœur, assuré, à juste titre, qu’une stratégie de séduction se développe plus harmonieusement lorsqu’on se trouve vis-à-vis de la femme à conquérir plutôt qu’à son côté.
L’entrée d’Olav constitua le temps fort de la soirée. Il portait un smoking bleu nuit qui renforçait sa blondeur, une chemise blanche, un nœud papillon aux larges ailes. Ses cheveux d’or rejoignaient son collier de barbe, ce qui nimbait sa figure romantique. Il avait le charme irrésistible de Shelley, au destin bref et tragique. Il se dégageait de son personnage une poésie qui, tout de suite, captait l’attention.
Victoria fit les présentations en commençant par le duke, puis le conduisit à Mary. Elle eut aussitôt la joie de constater que celle-ci rougit lorsqu’il s’inclina sur sa main.
Le dîner fut plein d’entrain. Sir John parla d’abondance. Cet homme eût été tout à fait brillant sans l’air éternellement affecté qui laissait présager ce que serait un jour son portrait dans la galerie des ancêtres.
La fête organisée en son honneur par son malheureux cadet, le présent qu’il venait de recevoir, la bonne chère ingénieuse et les grands crus l’accompagnant le rendaient euphorique. Son frère demeurait effacé. Le peu qu’il proférait était à la gloire de son aîné. Quant à lord Bentham, il baignait lui aussi dans un bien-être réjouissant. Il célébrait les « capacités » de sir John, sa réussite professionnelle, le merveilleux foyer qu’il avait su fonder en épousant une femme d’exception.
Rarement pareille ambiance avait régné en ces lieux plus ou moins compassés.
Victoria surveillait sans y paraître le comportement d’Olav et le trouvait en tout point parfait. L’intérêt qu’il marquait à lady Mary restait discret, mais constant.
Assez fréquemment leurs regards se rencontraient et chaque fois l’arrogante jeune femme piquait un fard.
Ce trouble seyait à la marquise car il l’humanisait, lui donnait une sorte de fragilité qu’on ne lui connaissait pas.
Assis sur son coussin « grandisseur », ses jambes ballantes, le nain se délectait de voir leurs affaires en si bonne voie. Tout lui parut facile. Pas un instant il ne douta de parvenir à ses fins dans un délai record. Il se sentait d’une si belle humeur qu’il résolut, après la soirée, d’aller exercer quelque nuisance sur un noctambule solitaire ; peut-être plus simplement de causer des déprédations à une maison ou un véhicule. La malfaisance constituait sa panacée. Tantôt elle le soulageait, tantôt l’amusait comme si elle eût été un sport. Sa soif de nuire demeurait toujours aussi ardente.
En garçon plein de savoir-vivre, le Norvégien prit congé le premier et remercia ostensiblement sir David de l’avoir convié à une réception si intime.
Il s’inclina sur la main tendue de lady Mary, lui offrant un regard de chérubin qui émut l’épouse de sir John. Il dit à son mari qu’il serait plus qu’honoré de les traiter prochainement dans un restaurant « convenable » et partit en ne laissant derrière soi que louanges et soupirs.