Ce fut le téléphone intérieur qui les éveilla. Sir David enclencha la touche du petit clavier fixé sur sa table de chevet, Aussitôt, la voix ferme de sa mère acheva de le ramener aux réalités.
Pouvez-vous venir immédiatement ?
— Je suis encore au lit, mère.
— Et il vous faudra combien de temps pour en sortir ?
Elle raccrocha sans attendre la réponse.
Le nain avait toujours senti peser sur sa chétive existence la férule de la duchesse. Ce qu’il respectait chez elle, c’étaient son intelligence et sa vivacité d’esprit. Il lui portait une obscure tendresse qui le gênait quelquefois.
Il se leva rapidement, passa une robe de chambre, se vaporisa le visage de son eau de toilette, se coiffa à la brosse et s’en fut prendre le souterrain.
Lady Muguette se trouvait dans son atelier, vernissant l’une de ses dernières toiles jugées suffisamment sèches.
— En pyjama à quatre heures de l’après-midi ! fit-elle froidement. Je pense que votre oisiveté vous fait perdre contact avec la vie.
Elle-même portait une salopette verdâtre, maculée de peinture, tandis qu’un bandeau d’écaillé blonde enserrait sa chevelure. Elle lui fit songer à une pompiste de station-service.
— Le « temps » imparti aux nains n’est pas celui de tout le monde, mère, répondit David.
— C’est là une considération oiseuse, mon cher enfant ! La taille ne doit pas influer sur le comportement d’un homme. Vous êtes intelligent, vous possédez une certaine culture et vos relations sexuelles avec miss Victoria me semblent plutôt normalisées. Votre père, vous le savez, se tourmente autant que moi à votre sujet : nous craignons beaucoup de votre inaction, d’autant que vous n’avez pas un caractère de tout repos ; mais laissons cela pour le moment. Je voulais vous entretenir de votre ami norvégien que je n’ai pas l’heur de connaître puisque je me trouvais en France lorsque vous l’avez convié à dîner.
Le petit être sourcilla.
— Eh bien, mère ?
— Ce Scandinave désœuvré s’intéresse à lady Mary, votre belle-sœur !
— Qu’entendez-vous par là, mère ?
Ses yeux étaient devenus fixes et durs, comme à chaque contrariété.
— Il la suit quand elle fait des courses et : lui donne son numéro de téléphone en la suppliant de l’appeler. Ce sont là des manières qu’une épouse loyale ne saurait tolérer.
Elle ajouta, poussée par quelque chauvinisme :
— Un Français s’y serait pris de manière moins brutale, il me semble.
Presque aussitôt, elle regretta cette réflexion en voyant naître un ricanement sur les lèvres de son « anormal ».
— Est-ce la manière de l’exprimer ou la requête, qui vous indigne ? questionna David.
Sa mère lui coula un regard de pitié mêlée de colère.
— Persiflez, mon garçon, persiflez tant que vous le voudrez, mais dites à votre Scandinave de cesser de jouer les soupirants avec notre belle-fille. Expliquez-lui que cette femme est une épouse honnête car, Dieu merci, il en existe encore.
Elle reprit son pinceau à vernir, large et plat et continua d’enduire la toile, signifiant à David que leur entretien devait s’arrêter là.
Le nain eut une brève inclination du buste et repartit de sa démarche ridicule qui évoquait quelque coquelet outragé.
En gagnant son logis, il traversa le salon de lecture où le duc regardait la télévision. David espéra le franchir sans attirer l’attention paternelle, mais le programme qu’on diffusait le fit sursauter et il se rapprocha du poste. On y passait des images sur lesquelles il reconnut le lieu de ses agencements nocturnes.
Une téléreporter blonde, vêtue d’un long manteau de daim fourré, montrait la ligne à haute tension de laquelle pendait un fil pratiquement invisible mais que le zoom rendit présent.
— C’est ce filin qui a tué six personnes ce matin ! déclarait la commentatrice.
La stupeur paralysa sir David.
La fille poursuivait, d’un ton dépassionné qui donnait davantage d’intensité à ses propos. Elle racontait que des terroristes, de l’I.R.A. probablement, avaient utilisé ce système pour mettre à mort d’innocentes personnes dont on passa les portraits au fur et à mesure de leur évocation. Le montage avait été exécuté avec soin. On projetait chaque lieu d’électrocution et un cadavre en silhouette noire se dessinait aux places mentionnées, tandis que la photo de la victime s’incrustait au-dessus de l’image.
David vit ainsi défiler la figure de ganache de Thimoty Brown, un cantonnier, celle des enfants Steelwatch, trois frères, foudroyés alors qu’ils se saisissaient de la main courante pour sauter par-dessus, celle du révérend Matthew Borges, électrocuté en compissant l’infernale rampe (ses testicules avaient éclaté lorsque sa miction avait rencontré le métal) et celle enfin de Dolores del Dongo, femme de ménage qui mourut pour avoir voulu couper au plus court en passant sous la rambarde, malgré son fibrome volumineux.
La fille assurant le reportage laissa l’antenne aux studios où un monsieur grave, portant lunettes, avec une plaque d’un pelage écœurant sur le cou, fit les commentaires inhérents au drame. Il assura que toute l’Angleterre se trouvait « sous le choc » après une action d’une telle perfidie, Scotland Yard se montrait convaincu qu’une organisation irlandaise avait perpétré « ce lâche attentat ». On lançait un appel à témoins : toute personne susceptible de fournir des renseignements était invitée à appeler la Police sur un numéro de téléphone dont l’inscription resta sur l’écran pendant la durée des informations.
Lord Bentham fulminait, réclamait l’état de siège, prônait la guerre à outrance contre ces terroristes aveugles qui tuaient sans vergogne des femmes, des enfants, et même des ecclésiastiques. Il convenait de découvrir au plus vite cette racaille irlandaise et de l’anéantir au lance-flammes.
Sir David le laissa à ses rêves génocides et s’en fut rejoindre Victoria.
Curieusement, elle qui utilisait fort peu la télévision, avait branché Channel two pendant l’absence de son « bébé ».
— Ah ! bien : vous avez donc appris la chose ? fit-il en refermant la porte du living.
Elle acquiesça.
— Notre erreur a été de penser que seul ce crétin de masseur empoignait la barre métallique ! confessa sir David.
Il se montrait déconfit. Le moindre échec l’indisposait.
La jeune femme portait une blouse blanche « professionnelle », mal boutonnée. Lorsqu’elle se déplaçait, le vêtement s’ouvrait, découvrant son duvet frisé. Cela excitait le fils de lord Jeremy. Souvent, il se coulait dans un fauteuil et lui adressait un geste qu’elle connaissait bien ; elle venait alors s’agenouiller au-dessus de lui, encadrant sa tête de ses cuisses à la peau si douce. Elle écartait les lèvres de son sexe à deux mains et le rapprochait insensiblement du visage de David. Il sentait errer sur sa figure comme un souffle embrasé. Il retardait le plus possible le moment de joindre sa bouche au pubis. Doux supplice infligé de manière perverse avec, toutefois, une sorte d’innocence forcenée. Cela appartenait au rituel. Il existait une foule de détails auxquels tenait le nain. Bien qu’il n’eût pas « le cœur à ça », il se laissa entraîner dans l’enchantement sexuel qu’elle lui offrait.
Elle prit un plaisir aigu qui la fit glapir. Il se contenta du bonheur donné et de la saveur fabuleuse envahissant son palais.
Ils restèrent un moment immobiles, lui toujours allongé dans le fauteuil, elle, lovée entre ses jambes. Chaque fois, il leur fallait cette période de récupération qui les maintenait hors du temps et des réalités.
Ils laissèrent se calmer leurs respirations. Ensuite elle parla, d’un ton serein.
— Vous rendez-vous compte, sir, de la chance que nous avons ?
Il crut qu’elle risquait une mauvaise plaisanterie et s’en formalisa :
— Quelle idée !
Alors elle se plaça à genoux, face à lui pour bien le regarder en face.
— Le hasard est un grand maître qui nous fournit la marche à suivre dorénavant : ce trop-plein de morts est providentiel puisqu’il fait croire à une action terroriste. Il ne s’agit plus d’un assassinat, mais d’un massacre aveugle ! Qu’importe que Newgate, le kiné, soit sain et sauf ; après tout, nous l’avions choisi par pure tactique. Le sort modifie harmonieusement nos plans, sir. Maintenant, il faudra que les gens dont nous souhaitons le trépas périssent dans des actions collectives. C’est bien plus efficace que ce que nous avions échafaudé !
Il bondit.
— Mais oui ! Mais bien entendu ! Ah ! géniale Victoria, que ferais-je sans vous ?
Il se pencha, la prit dans ses bras et écrasa ses lèvres encore tout imprégnées de son intimité sur celles de la nurse.
Leur baiser fut délirant. Ils s’aimaient à en perdre le souffle, la raison et la vie.
Afin de fêter ce qu’ils considéraient comme un événement capital, ils burent la moitié d’une bouteille de porto.
Le nain qui supportait modérément l’alcool passa vite de l’euphorie à l’angoisse. Les paroles de sa mère lui revinrent alors à l’esprit et il s’en ouvrit à Victoria.
— Lady Bentham a reçu les doléances de sa bru à propos de notre ami norvégien. Elle s’est plainte qu’il lui fasse la cour ; pensez-vous qu’il faille nous en séparer ?
— Gardez-vous-en bien ! s’écria Victoria, la réaction de lady Mary prouve qu’elle a été sensible à l’hommage de ce beau garçon ; elle réagit en honnête femme, c’est-à-dire en dénonçant le mal pour tenter de s’en protéger. Qu’il continue son travail de conquérant et son obstination aura raison des pruderies de cette hypocrite.
Là encore, David rendit grâce à la psychologie de celle qui, progressivement, investissait son existence.
Elle devenait son ange gardien.