Après un passage nuageux qui pouvait faire craindre le déluge, le ciel s’était rasséréné et le soleil jaunissait les dernières feuilles de Hyde Park. Miss Victoria poussait gaillardement la monumentale voiture. Elle allait d’un pas déterminé, souriant fréquemment à son « baby », pendant qu’il fumait le cigare à l’abri de la capote.
Suivant les indications de ce dernier, elle portait des bas blancs, tenus par des jarretières, une culotte largement fendue sur le devant, une blouse moulante, sans manches, la cape bleue traditionnelle et l’un de ces bandeaux gaufrés susceptibles de donner l’air coquin à la plus stricte des nurses britanniques.
Le jeune Bentham ôta son gros Habanas de ses lèvres et dit simplement :
— Montrez-moi, miss !
Docile, elle s’arrêta, arrondit en cloche les pans de sa pèlerine, déboutonna sa blouse et se cambra légèrement pour qu’il puisse voir sa toison d’un châtain clair, entremêlée de poils roux.
— Mieux que cela, miss, je vous prie !
Elle accentua l’exhibition et s’arqua pour lui laisser admirer ses mignonnes babines roses et brillantes. Cette opération constituait un élément incontournable de leurs sorties. Sir David aimait qu’elle eût lieu au milieu de la circulation, parmi des gens inconscients de ce qu’ils perdaient, qui continuaient de vaquer à leurs affaires.
Il contempla sa nurse avec un sentiment d’orgueil très ardent. Elle lui « appartenait » vraiment, et totalement. Sa soumission absolue représentait le plus beau cadeau qu’il eût reçu depuis le jour maudit de sa naissance.
— C’est infiniment délicieux, ma chère ! la complimenta le nain : l’eau m’en vient à la bouche. Il est dommage que je sois le seul à profiter d’un pareil bonheur.
Il se pencha en avant pour ne pas être gêné par la capote et coula un regard aigu sur le parc.
— Conduisez-moi à l’ombre du grand cèdre là-bas, ordonna-t-il. J’aperçois, sous ses branches basses, une dame assise que votre intimité ravira sûrement, car vous êtes à ce point tentante qu’on peut être attiré par votre sexe sans trahir pour autant le sien !
Miss Victoria obtempéra sans opposer d’objection. Ils parcoururent de leur allure mesurée la distance qui les séparait de la femme repérée.
Il s’agissait d’une sexagénaire probablement veuve si l’on en jugeait à sa mise et à son expression dépourvue de passion.
Miss Victoria stoppa après avoir disposé le landau face à elle.
La bonne personne interrompit son ouvrage de broderie pour jeter un regard poli sur la voiture.
— Bel enfant, vraiment ! soupira-t-elle.
Sir David était coiffé d’un bonnet de dentelle qui pouvait le faire passer pour un bébé hydrocéphale. Il ne possédait pas la moindre trace de barbe, même à l’état de duvet.
La brodeuse éprouva quelque surprise en constatant que la nurse ne poursuivait pas sa route mais restait plantée là dans une attitude d’attente.
Puis je vous être utile ? s’enquit la supposée veuve, d’un ton laissant entendre qu’elle espérait que non.
Victoria rejeta les pans de sa cape sur ses épaules et redéboutonna sa blouse. Son ventre plat, d’un blanc de porcelaine, apparut. Elle écossa sa délicate culotte suggestive et dégagea sans pudeur son intimité.
— Mon Dieu ! soupira la dame, du ton qui, au théâtre victorien, annonce l’imminence d’un évanouissement.
Contrairement au pronostic du nain, elle semblait davantage effrayée que troublée par le charmant spectacle. Sa stupeur encaissée, elle voulut fuir son siège. Ce fut à cet instant que sir David actionna la sarbacane qui ne quittait jamais son landau. Il visa la chevelure grisonnante de la sexagénaire et souffla. Terrorisée, la brodeuse retomba sur ses fesses.
Elle regardait alternativement le « bébé » et sa nurse, devinant confusément qu’il se tramait quelque chose d’extrêmement grave. Miss Victoria lui souriait en rajustant ses effets. L’enfant tirait sur un fil de nylon invisible et ramenait, comme au lancer léger, une sorte de minuscule fléchette. Après quoi, ils restèrent immobiles, attentifs et aimables. Alors elle eut un spasme qui lui aurait arraché un cri si elle avait eu le temps de l’émettre. Son regard s’emplit d’une indicible stupeur et la respectable femme mourut sans trop savoir pourquoi.
Le couple échangea un sourire plein d’une indulgence réciproque.
Alentour, l’existence se poursuivait, infiniment calme et britannique.