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Bentham junior arrivait du pont Promenade d’où il venait de jeter ses vêtements tachés de sang dans l’énorme remous que la poupe traînait à sa suite. Il se sentait rassuré, prêt à poursuivre avec allégresse son destin malfaisant.

Dans leur cabine, Victoria lisait un roman d’amour à la couverture illustrée. L’on y voyait une agréable jeune fille blonde en train de se débattre dans les bras d’un corsaire borgne.

— Tout s’est bien passé ? s’enquit la nurse.

— Extrêmement simple, répondit-il.

Il s’assit, prit une bouteille sur la table basse et se servit un Canada-dry.

Sa compagne corna la page du livre où s’arrêtait sa lecture.

— Êtes-vous bien sûr de n’avoir rien laissé de compromettant sur les lieux, sir ?

— Certain.

Toutefois, la question le titillait. Il se mit à revivre au ralenti la scène du meurtre, revoyait l’arrivée du vieux Canarien, sa manière de se tenir pendant sa miction, la façon lente, comme harassée, dont il avait reboutonné son pantalon. David avait dû le héler à deux reprises pour lui désigner le billet de deux mille pesetas sur le sol.

Il stoppa son évocation en songeant soudain qu’il était parti sans récupérer son argent. Cela tirait-il à conséquence ? Quoi de plus anonyme que des billets de banque, surtout aussi modestes que celui-là ?

Consultant sa montre, il constata que minuit approchait. Alors il se rendit sur leur balcon pour « guigner » chez Mary, mais la marquise avait abaissé le store roulant de sa porte-fenêtre.

— Eh bien, je vais donc au rendez-vous de cette belle, fit-il en rentrant.

Victoria avait les mains nouées sur ses genoux croisés.

— J’espère que vous prendrez beaucoup de plaisir, sir.

Il s’approcha d’elle pour déposer un baiser sur ses lèvres.

— Je vous devine jalouse, ma tendre chérie. Il ne faut pas. L’étais-je, l’autre après-midi pendant que Mary vous dévorait ? Ce sont là des jeux libertins, comme au XVIIIe siècle. Elle préfère se donner sans témoin, par un reste de pruderie due à son éducation.

Avant de sortir, il se regarda dans la glace en pied du salon et se trouva vraiment petit.

* * *

Il croyait être attendu dans les règles. Sans aller jusqu’à espérer une guêpière et des bas noirs, il pensait qu’elle mettrait un déshabillé vaporeux, plus ou moins transparent, comme celui qu’il lui avait vu à Malaga. Aussi fut-il déconfit de la trouver vêtue d’un pantalon-fuseau et d’un pull noir qui la faisaient ressembler à une souris d’hôtel.

— L’exactitude même ! apprécia-t-elle. Fermez la porte, j’achève de nous préparer des drinks.

Il donna un tour de verrou, puis la rejoignit au salon. Elle mettait des zestes d’orange dans une boisson de couleur engageante.

— Américano ? demanda-t-il.

— Pimm’s numéro 1. Vous aimez, j’espère ?

— J’adore, mais j’en prends rarement plus d’un, car cela m’enivre rapidement.

Elle lui présenta l’une des coupes, s’empara de l’autre et l’éleva pour porter un toast à son visiteur.

— A nous ! fit-elle.

Ils s’assirent dans le petit canapé à deux places.

— Vous vous êtes vêtue de façon bien sévère, ne put s’empêcher de murmurer le nain.

— La joie venait toujours après la peine, a écrit je ne sais plus quel poète. Rassurez-vous, je l’ai fait exprès car j’entends que l’ambiance se crée lentement. En amour, souvent, la précipitation gâche le plaisir.

Elle vida la moitié de son verre.

— Et je compte sur la contribution de l’alcool pour corser la nôtre.

Il but à son tour, les oreilles déjà rougies par l’impatience.

Cette femme répandait un charme qui le troublait de plus en plus.

— Je suppose, reprit-elle, que l’adorable Victoria apprécie peu notre tête-à-tête de ce soir ?

Il haussa les épaules :

— Vous dire qu’elle en est heureuse serait mentir.

— La jalousie est le corollaire de la passion ; vous ne devez pas être agacé par cette réaction, mais la prendre pour ce qu’elle est : une preuve d’amour.

Il hocha la tête, mal convaincu, puis posa sa main sur le pubis de sa belle-sœur.

— Vous voulez bien ôter ce pantalon, ma chérie ? J’ai l’impression de lutiner une guerrière en armure !

— Chaque chose en son temps ; j’ai auparavant besoin de m’étourdir. Vous rendez-vous compte que je m’apprête à tromper mon époux avec son propre frère ?

— Sont-ce nos liens familiaux ou mon nanisme qui vous incitent à vous griser, Mary ?

Elle haussa les épaules et alla « recharger » les coupes. Un sourire crispé donnait à sa physionomie une expression de tristesse amère. Elle montrait quelque maladresse à la confection de ses cocktails car elle ne s’occupait jamais de ce genre de chose. Quand elle revint s’asseoir, le nain paraissait distrait, presque gêné. Il semblait vaguement regretter d’être venu.

— Vous êtes chagrin, remarqua-t-elle. Préférez-vous regagner votre cabine ?

— Mais non, pensez-vous !

Il prit son verre et but à longs traits.

— Le saumon fumé du dîner était trop salé, assura David. Ne pourriez-vous me servir un peu d’eau ?

— Naturellement !

Elle alla au réfrigérateur chercher ce qu’il lui demandait. Il but rapidement.

— Cela va mieux, annonça-t-il.

Puis il saisit la dextre de sa compagne pour la porter à sa bouche.

— Votre main est glacée ! s’écria-t-elle. Vous n’êtes pas bien, mon ami, il faut aller vous coucher, peut-être appeler le médecin.

Cette fois, il ne protesta plus, voulut se remettre droit, n’y parvint pas.

— Je ne sais pas ce qu’il m’arrive, balbutia le nain.

Mary quitta le canapé pour s’installer dans le fauteuil lui faisant face.

Elle retrouva sa posture du début : jambes croisées, buste droit. Son regard ne quittait pas David qui s’assoupissait doucement.

— Non, retenez-vous, ordonna-t-elle : j’ai à vous parler.

Il fit un effort, ouvrit grands ses yeux qui s’emplissaient de stupeur.

— Je sens que vous commencez à comprendre. Oui, je viens de vous faire avaler un hypnotique très puissant qui est en train de vous endormir. Dans quelques minutes, vous aurez totalement perdu connaissance. Alors je vous précipiterai par-dessus mon balcon. Votre mort, depuis que vous m’avez séparée d’Olav, est ma seule raison d’exister. Je prétendrai que vous êtes tombé en vous penchant, et si l’on ne me croit pas, cela n’aura aucune importance. Je ne me soucie plus de vivre, désormais. Vous accompagner, vous parler, subir vos attouchements fut un calvaire. Je l’ai enduré uniquement pour savourer cet instant présent. Je voulais vous tenir à ma merci, sale nabot. J’ai connu un grand amour que vous avez détruit parce que l’instinct du mal est en vous. Vous n’êtes sur terre que pour souiller, pour corrompre, triste homoncule à sexe de monstre. M’entendez-vous encore ? Oui, je le vois à votre regard de poisson. Votre mort apportera un soulagement unanime. Qui saurait vous pleurer en dehors de Victoria ? La duchesse, elle-même, ne versera aucune larme devant un trépas aussi réjouissant.

Elle termina son second Pim’s à gorgées délicates. La lucidité du petit homme achevait de s’engloutir. Il glissa de côté et eut bientôt pour oreiller l’accoudoir du canapé.

Mary se leva, saisit le verre de son invité pour le vider dans les toilettes, le lava longuement. Elle prit une fiole jaune sur sa table de chevet et s’en débarrassa de la même manière. Elle agissait calmement, comme une maîtresse de maison qui met de l’ordre dans son logis après une réception.

Lorsque son regard tombait sur le nain écroulé, elle lui adressait un petit sourire cordial, presque de connivence.

Il avait l’air plus pitoyable que la marionnette d’un ventriloque sur la malle des accessoires.

La marquise s’étonnait que son hostilité pour cet être maléfique ne faiblisse pas. Il avait beau gésir sur le divan, elle continuait de ressentir à son endroit une haine calme et ardente à la fois. C’était le sentiment le plus violent qu’elle eût jamais connu. Même sa passion pour Olav n’égalait pas en puissance ce qu’elle éprouvait concernant David.

A la fin de sa délectation sauvage, Mary éteignit toutes les lumières de la cabine avant de remonter le store donnant sur sa terrasse. Elle alla à la rambarde, s’y accouda pour évaluer la largeur qui la séparait du bastingage inférieur. Trois mètres tout au plus. Aurait-elle la force de propulser son beau-frère jusque-là ? Elle le croyait. C’était une femme qui entretenait sa forme dans des fitness centers et une volonté farouche lui insufflait l’énergie nécessaire.

Elle se prit à surveiller le pont du dessous. Elle aperçut un officier du Venezia, beau comme un acteur de Cineccita, en train d’embrasser une passagère. La musique de danse du grand salon lui parvenait, étouffée. La pleine lune brillait dans un ciel presque bleu malgré la nuit.

« Ce que je vais faire là est pure folie », songeait-elle.

Elle attendit. L’air, plutôt frais, semblait parcouru d’ondes tièdes.

En bas, l’officier essayait de pousser ses avantages, car sa compagne gloussait des « Oh ! nein, nein, bitte ». Au bout d’un moment de chuchotements, il dut la convaincre car ils quittèrent leur zone d’ombre d’une allure pressée.

La bru des Bentham regagna le salon. David continuait de dormir en respirant menu. La perspective de le saisir l’écœura ; pourtant elle devait le faire, absolument… Elle ne pensait pas plus loin que son acte ; ne se demandait pas ce qu’elle raconterait à Victoria par la suite. Sans doute inventerait-elle que son hôte avait décidé d’aller marcher un peu avant de se coucher et s’en tiendrait-elle mordicus à cette version. Le reste serait l’affaire de Dieu.

La marquise empoigna les chevilles de son beau-frère et le hala jusqu’à la terrasse. Leur déplacement produisait un sinistre glissement sur les lames de teck. Mary le découvrait beaucoup plus lourd qu’elle ne le supposait.

Parvenue à la balustrade, elle se rendit compte qu’il fallait le saisir différemment si elle voulait accomplir son dessein.

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