Camille était enfermée dans son deux-pièces, du côté ouest de la caserne.
Un intérieur propret, fonctionnel. Logée par nécessité de service, elle ne payait pas de loyer. Sur le mur, une lithographie de Dalí, La Persistance de la mémoire, une vieille télé que la jeune femme n’allumait jamais, des horloges partout, aux mécanismes bruyants. Un métronome, posé près de son lit.
La fenêtre du salon donnait sur un espace vert agréable et ombragé. En arrière-plan, à juste cent mètres, on pouvait apercevoir le bâtiment où l’adjudant travaillait. Un avantage et une contrainte, cette proximité. Si on voulait, on pouvait ne jamais sortir de l’univers militaire et littéralement y passer son existence.
Ici vivaient des familles entières. Les enfants jouaient dans l’herbe, les conjointes mangeaient au mess avec leurs maris. L’endroit était plein de joie, de cris, de mouvements.
Bientôt, pour Camille, tout cela prendrait fin.
L’arrêt brutal des projets, de l’avenir, de la vie.
Malgré l’insistance de son cardiologue, elle avait refusé la chambre d’hôpital, et l’idée même d’un cœur artificiel, avec sa boîte portative de plusieurs kilos qu’il fallait lever à bout de bras, lui donnait envie de vomir.
Elle avait passé sa vie dans des unités médicales, elle ne voulait pas y mourir. La mention « refus de soin », qui déchargeait l’hôpital en cas de problème, était désormais inscrite dans son dossier médical. Calmette l’avait ajoutée avec beaucoup d’amertume et de regrets.
En maillot à bretelles, elle passait une lame de rasoir sous l’eau. Le fil d’acier pissait le sang. Inerte, elle regardait le liquide bien rouge disparaître en tourbillon dans le lavabo, les dents serrées, tant la douleur lui brûlait le ventre.
Elle souffrait mais elle se sentait mieux. Comme vidée. Elle ne s’était plus mutilée ainsi depuis longtemps. Le besoin de se faire mal avait jailli du fond de ses entrailles, irrépressible.
L’esprit peut parfois oublier, mais le corps jamais.
Elle avait passé le fil du rasoir précisément sur ses anciennes cicatrices. Pour rouvrir les vieilles plaies.
Faire rejaillir ses démons.
Elle avait hésité à enfoncer la lame plus profondément. Là où coule à gros flux le sang aussi rouge que les briques des maisons du Nord. Tout abréger immédiatement. Mettre un terme aux souffrances.
Mais quelque chose, au fond d’elle-même, l’en avait empêché. Sans doute son caractère de battante.
Après avoir appliqué des pansements contre ses plaies, elle retourna s’asseoir sur son lit et resta là, les yeux dans le vague. Triste, tellement triste. Sa main caressa machinalement son chat Brindille venu se lover entre ses jambes. Pauvre bête. Qu’allait-il devenir quand elle serait partie ?
Elle refusait de croire au miracle du nouveau cœur et refusait de vivre dans l’horrible attente d’une greffe. Attendre que quelqu’un meure dans des conditions terribles — accident vasculaire cérébral, rupture d’anévrisme, drame de la route… — afin qu’on puisse espérer prélever ses organes et ses tissus. Ensuite, les infirmières de coordination discuteraient avec la famille, tentant de les convaincre de consentir au don en insistant sur l’espoir qu’il représentait pour la personne qui le recevrait. Mais pour diverses raisons — croyances religieuses, peur de voir la dépouille mutilée, refus du deuil ou simple ignorance de la volonté du patient —, les proches s’y opposaient, et la plupart des organes encore viables finissaient par mourir avec leur hôte.
Et les malades continuaient à vivre l’enfer au fond de leur lit.
Attendre un organe, c’était s’accrocher à une bouée de sauvetage au milieu de l’océan en espérant qu’un bateau passe.
Camille ne voulait plus faire partie de ces naufragés. Ceux qui prient pour que la porte de leur chambre s’ouvre sur le visage rassurant d’un médecin. Ceux qui, chaque heure de chaque jour, espèrent les mots magiques : « On a un cœur pour vous. » L’espoir d’une greffe vous rongeait de l’intérieur, consumait vos dernières forces.
C’était un espoir assassin.
Le coup de rasoir sur son corps labouré lui avait ouvert les yeux. Elle n’allait pas attendre que le bateau passe mais elle allait continuer à nager, autant qu’elle le pourrait, autant que ses forces le lui permettraient.
Crever en marchant, s’il le fallait, mais crever sur la route. Dans cinq jours ou dans trois semaines.
Elle grimaça de douleur lorsqu’elle s’allongea auprès de Brindille et cala son oreille contre son petit cœur félin. Cent trente pulsations par minute au repos, la forme d’une noix. Elle réfléchit aux derniers mots du médecin et se leva. Elle se rendit au bout de sa chambre, ouvrit la porte de la commode et en sortit une boîte à chaussures.
À l’intérieur, de petits morceaux de son donneur, pièces de puzzles anonymes. Ses biopsies, tranches sombres de morceau de cœur, déshydratées et piégées dans une résine synthétique. Une photo en noir et blanc d’une coupe myocardique, réalisée sous IRM, montrant un cœur de taille plutôt moyenne, qui pourrait appartenir à n’importe quel adulte de n’importe quel âge, femme ou homme. Des articles de journaux sur les greffes, les accidentés de la route, les dons d’organes… Elle avait même gardé les agrafes métalliques de sa grande cicatrice transversale.
C’était tout ce qu’elle avait pu récolter.
Elle leva les lamelles de verre et les observa sous tous les angles. Le spécialiste avait raison, d’une certaine façon : comment ces amas de cellules pulsantes pouvaient-ils stocker des sensations, des souvenirs ? Comment un cœur pouvait-il avoir une mémoire et restituer les morceaux de vie de son propriétaire ?
Comme disait Calmette, ça paraissait stupide. On n’était plus à l’époque de l’Égypte ancienne où l’on croyait que le cœur était le siège de l’âme, et Camille était mieux placée que quiconque pour savoir que le muscle cardiaque n’était qu’un outil sans âme, une pièce de voiture destinée à faire tourner la machine. Le reste n’était que mythe et poésie.
Elle posa finalement les éléments de sa sinistre collection, vérifia l’état de ses pansements et but une gorgée de thé vert, écoutant le bruit des battements mécaniques des horloges. Depuis toujours, elle devait éviter les excitants comme le café, mais qu’est-ce qui l’empêchait aujourd’hui de s’y remettre ? Et puis, elle en avait envie. Les gens qui vont mourir ont tous les droits. À quoi bon continuer à suivre les règles, à s’imposer des interdits ?
Sur ces pensées, elle se plongea dans la revue américaine que lui avait prêtée à contrecœur le docteur Calmette : le Journal of Near-Death Studies datant de l’année 2002, dont le numéro était consacré à la mémoire cellulaire.
On pouvait être sceptique, ne pas croire à cette théorie, mais les cas exposés, avérés, étaient stupéfiants. Tous avaient eu lieu aux États-Unis. Il était indiqué dans la revue que, là-bas, la législation sur les dons d’organes autorisait les receveurs à rencontrer la famille du donneur, si les deux parties étaient d’accord.
Si seulement cela pouvait être le cas en France, songea Camille. Après tout, si les deux parties sont d’accord, pourquoi l’empêcher ?
Ces mises en relation donnaient naissance à d’incroyables histoires.
Par exemple, en 2000, un homme de quarante-sept ans, ouvrier en fonderie, s’était mis à écouter de la musique classique après sa greffe cardiaque, et tous ses proches avaient affirmé que, au fil des semaines, son caractère s’était considérablement adouci. Il avait par la suite découvert que son donneur, un jeune homme de vingt-quatre ans, se rendait à son cours de violon lorsqu’il avait été tué d’une balle dans la tête, et qu’il s’était effondré, son instrument serré contre lui.
Camille dévorait les lignes, ces témoignages l’interpellaient. Ici, un receveur qui s’était mis à craindre l’eau, trois mois après sa greffe : son donneur était mort noyé dans une piscine. Là, une femme qui avait reconnu sa donneuse sur une photo de famille de dix personnes, sans aucun indice préalable.
Les exemples pleuvaient, et les explications des scientifiques étaient inexistantes : côté blouse blanche, on parlait de phénomènes psychiques, de coïncidences, de conditionnement de l’esprit, d’induction, d’incidence des médicaments pouvant altérer les sens. Personne ne menait de recherches là-dessus, les témoignages étaient trop rares, difficilement vérifiables.
Côté partisans d’expériences de mort imminente — ceux qui s’intéressaient aux phénomènes extraordinaires autour de la mort —, on employait les termes de « mémoire cellulaire » : certaines expériences fortes des donneurs, certains souvenirs marquants seraient stockés dans les cellules du corps humain. Selon eux, la mémoire cellulaire expliquait des sentiments ou phobies — vertige, peur des araignées — que la mère pouvait transmettre à son enfant par voie placentaire. Ils rejetaient la transmission de sensations par les gènes et préféraient parler de « mémoire des organes ». Les hypothèses avancées étaient aussi convaincantes que stupéfiantes.
La jeune gendarme referma la revue, bouleversée par sa lecture. Dire qu’elle ne savait même pas de quoi son donneur était mort ! S’agissait d’un homme ou d’une femme ? Quel était son âge, sa couleur de peau ? Où habitait cette personne ?
Les données qu’on lui avait fournies étaient nulles.
Et pourtant, il y avait les rêves et ces envies de cigarettes, qui devenaient de plus en plus fréquentes. Cette impression qu’elle était parfois plus impulsive, plus dure, plus colérique que d’ordinaire. Camille avait à présent l’étrange certitude que son donneur était en fait une donneuse, et qu’elle avait été en danger avant de connaître une mort ayant forcément été violente.
Et si elle avait été enlevée et retrouvée agonisante, tuée par son ravisseur ? Elle serait alors décédée alors qu’on l’emmenait à l’hôpital… Et on lui aurait prélevé ses organes pour sauver d’autres vies.
Camille avait beau ne pas y croire, il fallait se rendre à l’évidence : le cœur malade lui envoyait des signaux. Comme une balise de détresse perdue au milieu de l’immensité de l’océan.
Il réclamait de l’aide.
La jeune femme sentit soudain un nouvel élan en elle, entrevit une piste qu’elle n’avait jamais explorée. Au lieu de chercher dans les rubriques faits divers des journaux, elle pouvait peut-être fouiller du côté des disparitions, des enlèvements qui s’étaient terminés d’une façon tragique en juillet dernier, au moment de sa greffe. Chercher sa donneuse là où elle n’avait jamais pensé à la chercher, au cœur même de ce qui constituait son environnement quotidien : les affaires criminelles.
On frappa à la porte. Camille glissa la revue et sa boîte sous le lit et se redressa aussitôt.
— J’arrive !
Elle retourna en toute hâte devant le miroir de la salle de bains. Sale tête, mais on ne voyait plus trop qu’elle avait pleuré. Rapidement, elle remit en ordre ses courts cheveux bruns, ôta son maillot à bretelles taché de sang, dévoilant un torse bardé de cicatrices, comme si elle était passé au travers d’une série de vitres.
Il suffisait que ses collègues ou ses supérieurs découvrent ces blessures toutes fraîches pour qu’on la vire illico. On ne voulait pas de déséquilibrés ou de personnes psychiquement instables dans la gendarmerie.
— Une minute !
Elle resserra ses pansements, rangea les compresses inutilisées dans la pharmacie, à côté de ses boîtes de ciclosporine, enfila un maillot de corps, sa chemisette de fonction bleue, glissa ses pieds dans une paire de sandales et alla ouvrir.
C’était le lieutenant Boris Levak. Ils se firent la bise, elle le laissa entrer. Le colosse était trempé dans le dos et la nuque.
— On m’a dit que t’étais de retour, fit-il en la fixant dans les yeux, comme s’il cherchait à deviner son état de santé.
— Comme tu vois.
— T’es en sueur. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, j’étais juste en train de faire un peu de rangement dans ma chambre. Quand est-ce qu’ils se décideront à nous installer la clim ?
— Quand il fera meilleur dans le Nord. Autrement dit, c’est pas demain la veille.
Elle lui proposa du thé. Boris s’installa sur le sofa, face à un ventilateur qui tournait à plein régime.
— Un truc frais, plutôt. Alors, ces examens finaux ?
— Rien de bien méchant, fit Camille depuis la cuisine ouverte sur le salon. Les résultats confirment juste que je suis un peu stressée.
— Seulement stressée, ou il y a autre chose ? T’es quand même tombée, aux trois quarts évanouie. Et quand je suis venu te voir à l’hôpital, t’avais pas vraiment bonne mine.
— Que veux-tu qu’il y ait d’autre ? Ce cœur dans ma poitrine cherche encore ses marques. J’ai peut-être voulu aller plus vite que la musique en faisant comme si de rien n’était. Mais les vacances arrivent, et ça va me faire du bien.
Ses yeux se troublèrent face au réfrigérateur ouvert. Camille songea soudain à ses parents. Elle avait décidé de ne pas leur annoncer la triste nouvelle. À quoi bon ? Ils avaient assez donné, subi, calquant leur rythme de vie sur celui d’une enfant malade, contractant même des crédits pour offrir à leur fille une existence « supportable ». Elle ne pourrait jamais leur rendre la pareille.
Elle remplit deux verres de jus de fruits et vint s’installer à côté de son collègue. Sa plaie la tirailla lorsqu’elle s’assit, mais elle cacha parfaitement sa douleur. Depuis toute petite, elle avait appris à masquer ses émotions. À ne laisser transparaître que cette façade de fille solide.
Brindille vint se faufiler entre les mollets de Boris. Le gendarme la caressa affectueusement.
— Merci de t’être occupé d’elle en mon absence, dit Camille. Déjà que tu la prends en charge pendant mes vacances… J’ai l’impression d’abuser, ça me gêne.
— Pas de problème. On s’éclate tous les deux, hein, Brindille ?
— En parlant de chat… L’affaire du mont des Cats ? Du neuf ?
Boris vida la moitié de son verre.
— Tu m’étonnes, ça a beaucoup bougé. Côté victime, d’abord. Notre cadavre s’appelle Arnaud Lebarre. Il habite à Bailleul, près de l’hôpital psychiatrique. Un zonard sans boulot, drogué, bagarreur, connu de nos services pour avoir mis le feu, il y a trois mois, à un dépôt-vente après avoir cherché à voler une partie du matériel. Une procédure judiciaire est en cours. D’après les premiers retours de l’enquête de proximité, il n’avait plus toute sa tête ces derniers temps. Trop de drogue, d’alcool.
— Et de désespoir, sans doute. Et côté assassin ?
Boris sortit un papier de sa poche et le poussa vers Camille. Cette dernière eut l’air surprise.
— Une CR[1] ? Vous avez déjà logé l’assassin ?
— À moitié.
— Comment ça, à moitié ?
Boris rapprocha le ventilateur de son visage.
— J’en peux plus, de cette chaleur. On va tous crever si ça continue.
Il baissa les paupières, se rafraîchit quelques secondes, et revint vers Camille.
— Les fragments de peau sous les ongles de la victime ont parlé. Plusieurs examens ont été réalisés au laboratoire, pour confirmer la bizarrerie. Verdict : on a deux ADN différents. Et l’un d’eux est présent dans le FNAEG[2].
— Deux agresseurs… Mince, je ne l’avais pas vu sous cet angle-là.
— Nous non plus, à vrai dire. Peut-être qu’un des tueurs tenait la victime, pendant que l’autre l’étranglait avec l’extenseur. En tout cas, l’ADN connu nous mène à un certain Ludovic Blier, qui a fait de la taule pour trafic de drogue. Sorti il y a cinq ans. Pour le moment, on dispose de son adresse de l’époque. A priori, il crèche dans une barre d’immeubles du côté de Lille Sud.
Il regarda sa montre. 18 heures passées. Son visage se froissa.
— Le gars de l’état civil doit me rappeler pour confirmation. J’espère qu’il ne m’a pas oublié.
— Je peux venir pour la perquise ? Faut que je sorte d’ici, ou je vais devenir dingue. Je vous suis discrètement, je regarde faire les pros. Je veux voir la tête de ce Blier quand il devra nous expliquer ce que sa peau faisait sous les ongles d’un type mort à quarante bornes de chez lui.
Elle sourit. Boris acquiesça.
— Pas de souci, tu te greffes à nous.
— Arrête de parler de greffes.
Le lieutenant de gendarmerie se leva.
— Bon… Pour notre affaire, il faudra que Blier nous aiguille vers son complice, celui dont l’ADN est inconnu. On pince les deux gus, et l’affaire est bouclée. C’est pas du bon boulot, ça ?
— Remercions les fichiers, répliqua Camille. Bientôt, on se tiendra tous le cul sur une chaise et on résoudra les affaires sans en bouger.
Boris alla poser les verres dans l’évier et les rinça. Camille enfila ses chaussures en Gore-Tex, le regardant faire.
— Ça te démange à ce point ? demanda-t-elle.
— Tu parles. C’est super bien rangé chez toi aujourd’hui, nickel, brillant. T’as changé tes habitudes ?
— Dis que je suis bordélique, tant que tu y es ? Hé, qu’est-ce que les gars penseraient s’ils te voyaient faire la vaisselle chez moi ?
— C’est juste qu’il y a beaucoup de fourmis cette année. T’as pas remarqué ? Tu laisses un peu de sucre traîner avant de partir et, quand tu rentres, ça grouille.
— Je dirais que c’est plutôt le réflexe d’un célibataire endurci. Dis, quand est-ce que tu nous ramènes une jolie jeune femme à la caserne ?
Il coupa le ventilateur. Ses joues étaient très rouges. Boris détestait qu’on parle de filles, ça le mettait mal à l’aise, et Camille aimait en jouer.
— Le jour où j’aurai du temps à perdre, répliqua-t-il sèchement.
Ils sortirent et traversèrent le parc. Comme pour se venger, Boris marchait vite, mais Camille tenait la cadence.
— J’ai un service à te demander, fit-elle en reprenant son souffle.
— Du genre ?
— Demain, j’aimerais accéder au fichier des personnes recherchées et au TAJ[3], mais avec tes identifiants. Ça sera moins suspect que si c’est moi qui regarde.
— Demain, c’est le 15 août, Camille.
— Justement, ce sera calme, je ne serai pas embêtée.
— Et qu’est-ce que tu veux faire ?
— Ne me pose pas de questions, et fais-moi juste confiance, d’accord ? Je n’abuserai pas de ton compte.
Boris ralentit le pas et répondit d’une voix embarrassée :
— C’est tracé, tout ça, tu sais ?
— Je sais, oui. C’est pour ça que ça passera inaperçu avec ton profil. Tu es officier, je suis juste technicienne…
— Bon… Mais tu m’expliqueras, un jour ?
Elle acquiesça. Un jour, oui, pensa-t-elle avec amertume.
Ils rejoignirent une équipe de trois gendarmes qui patientaient dans l’enceinte. Comme avant chaque intervention, les hommes étaient excités. Camille les salua tous amicalement, ils prirent rapidement de ses nouvelles. Le malaise dont elle avait été victime sur la scène de crime avait dû faire le tour de la caserne.
Ils se répartirent dans deux véhicules de fonction. Après avoir poussé la clim à fond, Boris ouvrit la route et s’engagea sur le périphérique lillois. Camille restait silencieuse, le regard dans le vide, les mains sur l’abdomen. Elle avait peur. Quand tomberait-elle avec un bloc de pierre dans la poitrine ? Quand rendrait-elle les armes ? En septembre ? Octobre ? Elle songea bien malgré elle à une vieille blague belge : « Monsieur, vous avez une grave maladie et il vous reste deux mois à vivre… Et l’autre de répondre : Dans ce cas, je choisis juillet et août. »
Elle devinait que Boris lui lançait des regards en coin, qu’il se doutait peut-être de quelque chose, mais il ne disait rien. Elle appréciait son collègue parce qu’il ne lui forçait jamais la main et ne pensait pas qu’à la draguer. De toute façon, il ne savait pas draguer. Camille se demandait même s’il avait déjà fréquenté une fille.
La sonnerie d’un téléphone la sortit de ses pensées. Boris décrocha. Camille comprit qu’il s’agissait de l’état civil et vit le visage de son collègue se tordre.
— Vous êtes bien certain ? lança-t-il tout en prenant un embranchement en direction de Lille Sud.
La conversation se prolongea encore quelques secondes, et il finit par raccrocher.
— Y a un sacré bug.
— Du genre ?
— Deux secondes.
Boris composa un numéro en catastrophe. Cette fois, la jeune femme comprit qu’il appelait le laboratoire ayant réalisé les analyses ADN. Lorsqu’il coupa la communication, il crispa ses deux mains sur le volant.
— On fait demi-tour et on rentre à la maison.
— Hein ? Pourquoi ?
— C’est bien l’ADN de Blier sous les ongles de la victime, mélangé à l’autre ADN inconnu. Les techniciens et les fichiers sont formels sur ce point.
— Où est le problème ?
— Le problème, c’est Blier lui-même. L’employé de mairie avait son acte de décès sous les yeux au moment de son appel. Blier est mort il y a sept mois. On l’a retrouvé pendu dans son appartement.
Il marqua un silence, avant d’ajouter :
— T’as déjà vu un mort commettre un crime, toi ?