Sharko crevait de soif.
Même s’il ne bougeait pas, les cendres virevoltaient, venaient jusqu’en haut des escaliers et lui asséchaient la gorge. Depuis combien de temps l’avait-on enfermé dans ce trou ? Sept, huit heures ? Il faisait si noir qu’il n’arrivait même pas à lire l’heure à sa montre.
Qu’allait-on faire de lui ? Le laisser crever ici comme un chien ?
Franck ressentait une véritable peur au fond des tripes. Pas celle de mourir — il avait frôlé la mort tant de fois —, mais celle d’abandonner sa famille. Il imagina le visage de ses fils, le petit pli oblique d’Adrien, il voulait encore les câliner, leur donner du bonheur. Ses enfants ne devaient pas grandir avec seulement la photo de leur père à leur côté. Dis, maman, pourquoi papa il est pas là ?
Lucie était solide, mais elle ne supporterait pas sa disparition.
Il y avait déjà eu bien trop de morts autour d’elle.
Sharko se repassa le film de ce qui s’était déroulé dans la matinée. Ses agresseurs étaient à l’évidence des gens du village. Pourquoi avaient-ils réagi ainsi ? Que s’était-il réellement passé entre ces murs ? Qu’était-il arrivé à la ville de Torres ?
Il entendit soudain le bruit d’un meuble qu’on tire, juste derrière la porte. Fracas de métal, de poutres. Une poignée qu’on tourne, et le rai de lumière qui s’invite sur les marches, comme l’épée de la délivrance.
C’était encore le jour.
Les yeux bleus se dessinèrent dans le trait lumineux. Sharko les reconnut immédiatement. La femme qui était avec ses agresseurs avait ôté son foulard. Elle avait de longs cheveux bouclés d’un noir aux reflets brillants. Elle devait avoir quarante-cinq ans.
— Dépêchez-vous, murmura-t-elle en anglais. Des hommes veillent sur la route devant La Colonia. J’ai dit que je me sentais mal, que j’étais allée derrière l’hôpital pour… Enfin, ils croiront que vous avez réussi à pousser la porte et que vous vous êtes enfui seul. On n’a que peu de temps.
Sharko se glissa dans l’ouverture et la suivit. Elle courait.
— Certains comptent revenir ici et vous faire parler. Ils veulent l’homme aveugle, Nando.
Sharko comprit qu’elle parlait de Mario.
— Pourquoi ?
— Vous n’auriez jamais dû montrer cette photo, vous avez réveillé les anciennes peurs et la folie de Torres. Votre voiture est déjà au fond de l’eau avec votre téléphone. Je suis désolée.
Sharko serra les dents. La femme traça vers les arbres. Après une centaine de mètres de terre ferme, se déployèrent des marais. Des étendues d’eau luisantes, une végétation frissonnante, des roseaux, des nénuphars, percés de bandes d’herbe qui s’écartaient les unes des autres, se rejoignaient, se divisaient. Un véritable labyrinthe qui se perdait à l’infini.
— On ne va quand même pas…
— C’est la seule solution, trancha la femme. (Elle pointa l’horizon du doigt.) Je ne peux pas aller avec vous sinon, dans cinq minutes, ils seront à nos trousses et nous n’aurions aucune chance. Ne perdez pas de vue cet arbre géant en forme de V, tout au fond, positionné sur un îlot. C’est là-bas que vous devez aller. Vous en avez pour une heure de marche, l’eau vous montera au maximum jusqu’au bassin. Faites au plus vite, sinon l’obscurité vous surprendra.
Sharko secoua la tête. C’était juste dément.
— Je vais crever, là-dedans.
— Je l’ai fait par le passé alors, vous y arriverez. Tranchez au plus droit, contournez quand vous ne pouvez pas passer, mais gardez le cap. Une fois à cet arbre, vous attendez la nuit et vous vous cachez bien, surtout, parce qu’ils vont vous chercher, croyez-moi. Je viendrai vous récupérer, sans doute très tard, et je vous aiderai à fuir. Ne traînez pas dans l’eau, il y a des serpents et des caïmans. Ne tentez pas de sortir des marais par vous-même, vous vous perdriez et mourriez. Il y a plus de cent kilomètres carrés et des endroits infestés de caïmans noirs où il vaut mieux ne pas aller.
Sharko déglutit péniblement.
— Vous ne pouvez pas me laisser comme ça, vous devez m’en dire plus.
— Quand je reviendrai, je vous expliquerai.
— Vous êtes Florencia, c’est ça ?
— Comment vous savez ?
— Nando n’a jamais prononcé qu’un seul mot. Votre prénom.
Sharko put voir les larmes imprégner instantanément ses yeux.
— Bonne chance. Et, par pitié, soyez fort et allez au bout de votre quête. Pour Nando et tous les autres qui peuplent ces marécages.
— Attendez !
Il lui tendit son portefeuille.
— Il contient mon passeport, mes papiers. Ils ne supporteront pas l’eau. Vous me le rendrez dans la nuit.
Elle acquiesça, le glissa dans ses vêtements et disparut.
Sharko se retourna et fixa avec effroi l’enfer qui l’attendait. C’était impossible, comment allait-il pouvoir traverser ce maillage d’eau et de végétation ? Il se mit à courir, s’aventura sur une bande d’herbe molle qui fendait l’onde. Il avait l’impression de marcher sur un tapis de mousse flottant. Ses semelles trempaient dans l’eau sans que les pieds s’enfoncent complètement. Très vite, des roseaux, des bambous, des plantes hydrophytes se resserrèrent autour de lui, comme de petites mains voulant l’agripper. Des oiseaux sifflaient, criaient, des têtes d’animaux dépassaient, fendant la surface tels des morceaux de bois. Peut-être des rats.
Des caïmans, des serpents…
Franck ne perdait pas de vue l’arbre en forme de V et essaya de s’orienter dans l’effroyable dédale de bandes de terre. Le soleil tombait vers l’horizon, étirant les ombres, accentuant les contrastes. Il vit des espèces d’arbres étranges, envahis de plantes parasites, de la savane flottante, des maillages de branches qui plongeaient dans l’eau ou en jaillissait. Il ne semblait y avoir aucune règle dans ce marais, et, pourtant, la nature y avait sûrement trouvé sa logique, son équilibre.
Le flic allait devoir traverser pour aller d’une bande à l’autre. Il hésita franchement à faire demi-tour mais se décida enfin. Il leva les bras et s’enfonça dans la vase, s’accrochant à l’image de ses jumeaux, de Lucie. Il devait y arriver, pour eux.
Il avait froid, soif, un mal de chien au genou droit. Et la nuit qui allait tomber comme un couperet. Noire. Sans pitié.
Il pensa à la dernière phrase de Florencia. Tous les autres qui peuplent ces marécages. Qu’est-ce qu’elle avait voulu dire ? Quelles horreurs s’étaient produites dans cet hôpital maudit ? Dans cette ville de fous ?
Environ vingt minutes plus tard, un coup de feu claqua au ciel. Sharko vit, loin au-dessus de La Colonia, des oiseaux prendre leur envol.
Le compte à rebours était lancé : on avait découvert sa disparition.
La meute allait le traquer.
Il accéléra le tempo, la gorge en feu, courait dès qu’il atteignait des morceaux de terre flottant, avant de sombrer de nouveau dans cette eau froide, bourrée de lentilles, de laitues d’eau, de crotons, de papyrus, de nénuphars parfois plus grands que lui. Tout était démesurément hostile.
Son blouson gorgé d’eau le freinait trop, accumulait de la végétation, s’accrochait aux branches, alors il s’en débarrassa, le balançant sur le côté.
Les minutes passaient, il avait l’impression de ne pas avancer, que l’arbre en V était toujours aussi loin. Un échassier au long cou blanc prit son envol à une trentaine de mètres devant lui, et déchira le ciel. D’autres suivirent.
Il crut soudain percevoir des bruits de moteur, au loin.
Ces enfoirés allaient le traquer en bateau.
Le ronflement grossissait. Les hommes avaient dû repérer les volatiles qui fendaient le ciel comme des sentinelles.
À bout de souffle, Franck se dirigea vers une forêt de bambous immergés. Ils étaient serrés tels les barreaux d’une prison, il s’y glissa avec peine, se baissa et ne bougea plus. Ne plus voir son corps dans cette eau noire lui fichait une frousse bleue. Il pouvait y avoir tout un tas de saloperies, là-dessous. Sa poitrine lui brûlait, ses membres s’engourdissaient, il se mit à trembler et fut prit d’une nouvelle bouffée d’angoisse : il ne reverrait plus jamais sa famille.
Il se ressaisit, transformant son corps en une torche brûlante. Quelques minutes plus tard, il vit un petit Zodiac passer au ralenti devant lui, avec quatre hommes à son bord, armés de carabines. Des gueules menaçantes, des visages furieux, des crânes rasés ou des cheveux qui, au contraire, frisottaient jusqu’aux épaules. Un projecteur pour le moment éteint était situé à l’avant du bateau.
Son blouson écossais était posé dessus, semblant crucifié.
Sharko retint son souffle, seule sa tête dépassait de la surface.
Les regards morveux fouillaient chaque recoin du bras d’eau, les yeux roulaient dans leurs orbites folles.
L’embarcation passa juste devant son nez et vira en suivant la voie d’eau.
Le bruit diminua mais restait toujours présent, en sourdine, telle une menace invisible.
Sharko se redressa et reprit son chemin de croix. Il réussit à atteindre l’arbre en forme de V après une demi-heure de souffrance, les poumons, les membres transis de froid.
Il se hissa sur un petit îlot dont une partie était couverte d’une végétation inextricable, enracinée jusqu’au plus profond du sol. Grelottant, il se réfugia dans un renfoncement, se demandant combien d’heures il réussirait à tenir comme ça.