— Je suis con. J’aurais dû enfiler des bottes.
Franck Sharko regardait en grimaçant l’état de ses mocassins vernis. Des souliers neufs de chez Beryl, cent cinquante-neuf euros. Plongé dans ses couches et biberons, il n’avait pas réfléchi en s’habillant, et le payait à présent.
Glissant sur le sol boueux, il rejoignit Nicolas Bellanger, son capitaine de police, de seize ans son benjamin. Un enfant. Il fut un temps où Sharko aurait pu être son chef, une période où il avait commandé une trentaine d’hommes, mais ce temps-là était bien loin désormais. L’ancien commissaire avait fait un choix quelques années plus tôt, et redevenir volontairement lieutenant pour se faire diriger par plus jeune que lui ne le dérangeait pas. Ce qui l’ennuyait profondément, en revanche, c’était de moisir dans les bureaux, à gérer des enquêtes sans même croiser une victime ni aller sur le terrain. C’était malheureusement le destin des commissaires d’aujourd’hui, et c’était ce qu’il serait devenu. Un bureaucrate.
Les policiers se tenaient à l’écart, au bord de la forêt, tandis qu’un gros camion de dépannage armé de chaînes terminait de se battre avec l’arbre déraciné. Quelques habitants curieux s’agglutinaient au bord du sentier.
Nicolas Bellanger vint à la rencontre du « commissaire » Sharko — on continuait à l’appeler « commissaire » par habitude —, ils se saluèrent, échangèrent quelques mots sur la tempête — durant le trajet, Sharko avait pu constater les dégâts considérables —, et le capitaine entra dans le vif du sujet :
— Les secours ont emmené la victime à l’hôpital de Creil, elle était dans un triste état. Maigreur extrême, tremblements, j’en passe. D’après le médecin qui accompagnait l’ambulance, et vu l’aspect laiteux de ses yeux, elle n’avait pas vu la lumière du jour depuis un sacré bout de temps.
Sharko frottait l’extrémité de ses chaussures avec un mouchoir en papier. Il finit par abandonner.
— Je crois que ça ne sert à rien d’insister, si on doit descendre là-dessous je vais les dégueulasser, de toute façon. (Il désigna quatre hommes en tenue.) La BAC ?
— Ils vont avancer en premier pour sécuriser. On ne sait pas ce qu’il y a, sous terre.
Franck Sharko jeta un coup d’œil à la ronde. La tempête avait fait souffrir les arbres. Autour, une dizaine d’intervenants étaient répartis en petits groupes qui discutaient ou fumaient.
— La victime a parlé ?
— Non, elle est incapable de communiquer pour le moment. Elle se comportait comme une bête sauvage, il a fallu lui administrer des calmants.
Bellanger appela le lieutenant Jacques Levallois, un élément de son groupe crim, et lui demanda son appareil photo. Il lui montra les clichés.
— C’est elle.
Sharko fit défiler les quelques photos prises à la volée, alors que la femme embarquait dans l’ambulance. Un véritable squelette vivant, couvert de guenilles noires de crasse. Elle avait les traits brisés, ravagés, et ses yeux voilés de blanc ne faisaient que renforcer la terreur qui habitait son visage. Sharko songea à un vieux film d’horreur, Evil Dead, et à l’une des actrices possédée par le diable. Elle devait avoir vingt, vingt-cinq ans. Ses cheveux bruns, courts et crépus avaient poussé en pagaille.
— La priorité, c’est de l’identifier, fit Bellanger en sortant une cigarette. Elle n’avait évidemment aucun papier sur elle. On va faire les paluches, l’ADN, la proximité, les personnes disparues, tout ce qu’on peut.
— Elle est typée, ou c’est la saleté ?
— Rom, tsigane, hispano… On est dans ce style-là, on dirait. On va faire circuler ses photos dans le coin, voir s’il n’y a pas un campement de gens du voyage à proximité, on ne sait jamais.
Sharko rendit l’appareil photo, le visage sombre. Au 36, ils avaient souvent affaire à des femmes traumatisées, des victimes de viols, de coups, c’était presque leur lot quotidien. Mais cette fois, il y avait quelque chose de différent, de monstrueux que traduisaient ces iris blanchâtres. Cette femme était sortie de terre comme un revenant.
Il y eut un énorme craquement. À une dizaine de mètres, le chêne s’écrasa au sol, emportant avec lui un tas de branches et de troncs plus fins. Plusieurs coups de tronçonneuse au niveau des racines retentirent, puis, après pas mal de temps, on signala aux policiers qu’ils pouvaient descendre. Il n’était pas loin de 13 heures, le soleil brillait à son zénith, arrosant la Terre de ses rayons mortels.
Une échelle venait d’être installée dans le trou. Les policiers de la BAC s’engagèrent les premiers, lourdement armés, équipés de torches puissantes. Bellanger et ses hommes suivirent. Sharko descendit les huit barreaux avec calme et en dernier, prenant garde de salir au minimum sa veste. Pour les chaussures en revanche, c’était mort. Et s’il y avait bien quelque chose qu’il ne supportait pas, c’étaient les chaussures sales.
Les consignes données par Bellanger étaient de ne toucher à rien, afin de ne pas contaminer l’endroit de leurs empreintes ou leurs traces biologiques. La température chuta de quatre ou cinq degrés. La lumière du jour pénétrait en oblique par l’endroit où l’arbre avait été arraché, dévoilant des parois lisses et taillées par l’homme. Les flics évoluaient de toute évidence dans une carrière. D’après les gars de l’ONF, la région en était criblée, elles avaient été occupées durant la Première Guerre mondiale pour abriter les soldats français.
Derrière eux, l’endroit se terminait en cul-de-sac. Ils se figèrent devant les centaines de boîtes de conserve vides et les bouteilles d’eau utilisées, regroupées en un tas. Parmi l’amas de ferraille et de plastique, il y avait des dizaines de flacons de lait de toilette. Vides, eux aussi.
— J’ai l’impression qu’on n’est pas au bout de nos surprises, murmura Nicolas Bellanger. Veille du 15 août, cool.
— Au fait, tu ne devais pas être en congé dès ce soir ?
— Si. C’est bien pour cette raison qu’une sale affaire nous tombe dessus.
Sharko s’en faisait pour son chef. Nicolas Bellanger avait beaucoup donné dans l’année et puisait sur ses réserves pour tenir. Ils avancèrent dans l’unique direction possible, suivant un couloir rectangulaire. Le capitaine de police désigna le sol avec le faisceau de sa lampe.
— Faites attention.
Des excréments, des flaques d’urine, le long des parois. L’odeur était forte. Des tonnes d’allumettes utilisées jonchaient le sol. Au fond, les faisceaux dansaient sur la roche, des grappes de racines avaient réussi à traverser la pierre et pendaient dans le vide. Sharko imagina la fille tapie ici, dans l’obscurité, à craquer ses allumettes les unes après les autres, à longer les murs tel un animal, à hurler sans que personne l’entende. Et à ne jamais réussir à sortir de ce souterrain.
— Par ici !
Ils se précipitèrent vers la voix du collègue. La trouée de lumière était désormais à une centaine de mètres derrière eux. Ils avancèrent encore. Après une bifurcation, ils débouchèrent dans une grande salle carrée, d’environ dix mètres de côté, au plafond très haut. Sharko estima qu’ils étaient peut-être huit ou neuf mètres sous terre, et qu’ils ne se trouvaient plus sous la forêt, mais sans doute quelque part aux abords du village.
Plus proche d’eux, il restait des stocks de nourriture — uniquement des conserves — et d’eau. Un ouvre-boîtes pendouillait à un fil noué à un crochet, lui-même encastré dans la roche. Il y avait aussi une grosse bouteille de gaz reliée à un réchaud, une assiette sale sans couverts, des boîtes d’allumettes.
Sur la gauche, une chaise en paille, des jerricanes vides, une baignoire sur pieds. Au plafond étaient accrochées deux ampoules ainsi qu’une petite caméra, nichée dans un creux naturel. Des câbles d’alimentation électrique partaient vers une lourde grille fermée à clé, derrière laquelle se trouvait un escalier qui grimpait probablement vers la surface.
Les quatre gars de la BAC essayèrent de forcer cette porte avec leur bélier portatif, en vain. Le système de fermeture était renforcé.
— Il vaut mieux aller chercher le bélier hydraulique à la voiture, fit l’un d’eux.
Un élément du groupe partit en courant. Les flics se regardaient sous les faisceaux des lampes, les visages se creusaient, stupéfaits. Sharko balayait le plafond avec sa torche.
— Ces câbles électriques reliés aux ampoules et à la caméra mènent bien quelque part, dit-il d’une voix grave. Une fois que la grille sera forcée, on saura où se trouve la source d’électricité. Et, donc, qui a installé ça.
Il se pencha vers la bouteille de gaz, pivota vers son chef.
— T’as des gants ?
Le capitaine lui en tendit une paire en latex. Sharko les enfila et tourna le bouton du réchaud. Aucun chuintement.
— Elle est vide.
Il secoua les boîtes d’allumettes.
— Toutes vides.
Le lieutenant Levallois, qui longeait les murs, les appela. Il se tenait à l’autre extrémité, proche d’un matelas à même le sol, sur lequel reposait une couverture roulée en boule. Son visage de jeune trentenaire était très pâle, à cause des éclairages crus et probablement des odeurs nauséabondes. De sa lampe, il désigna un gros anneau bétonné dans les pierres de la paroi. Au sol, un maillon brisé, cassé net.
— On peut supposer que c’est ici qu’elle était attachée et qu’elle dormait. Elle s’est débrouillée pour se libérer.
Il se tourna vers le mur opposé, éclaira la caméra tournée dans leur direction.
— On l’observait…
Sharko s’approcha de la caméra et s’adressa à l’objectif, l’air menaçant :
— Accroche-toi parce que t’as la crim au cul, mon pote.
Il baissa ensuite le faisceau vers la baignoire, la chaise, les stocks de nourriture. C’était sinistre, dément.
— Ces conserves, ça me fait penser à ces paranos qui croient à l’Apocalypse et qui stockent tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir survivre sous terre.
Il réclama l’appareil photo, regarda sur l’écran LCD les clichés de la survivante, plus précisément l’anneau autour du poignet, ainsi que la chaîne.
— Elle a réussi à casser l’un des maillons qui l’entravaient au mur, mais pas ceux qui reliaient la chaîne à son poignet.
Il se baissa au niveau du sol.
— Le maillon est brisé net. Peut-être un défaut de fabrication, un phénomène de vibration quand elle tirait dessus. C’est rare, mais j’ai déjà vu ça.
Il tendit l’appareil à Bellanger, désignant un cliché.
— Sur la photo, la chaîne n’a pas l’air bien longue. Pas suffisamment pour atteindre le mur opposé, en tout cas. Je me trompe ?
— T’as raison. Cette chaîne mesurait deux mètres, maximum.
— Donc, attachée au mur d’en face, la victime n’avait pas accès à la nourriture ni à la baignoire. Ce qui signifiait certainement qu’on la nourrissait avant qu’elle parvienne à se détacher…
Sharko se mit à réfléchir à voix haute.
— Mais pourquoi son tortionnaire l’aurait-il ensuite laissée agir seule ? Il pouvait la voir avec la caméra, savoir qu’elle avait rompu sa chaîne. C’était quoi ? Un jeu pervers ? Faire croire à cette pauvre fille qu’elle avait une chance de s’en sortir ?
— On peut se demander qui a brisé le maillon, finalement. Elle, le tortionnaire…
Sharko se mit à marcher, les questions se bousculaient dans son esprit, et elles étaient pour le moment trop nombreuses. Il allait falloir attendre un peu, voir où les prochaines heures allaient les mener.
— Je répète, on ne touche à rien, surtout, fit Bellanger en s’éloignant. La Scientifique ne devrait plus tarder.
L’aide de la police scientifique serait sans aucun doute très précieuse. Sharko fixa la grille verrouillée. Sans l’ouverture causée par l’arbre déraciné, ces escaliers étaient probablement le seul accès vers l’extérieur. Même libre de ses chaînes, la fille n’avait pu sortir de sa prison. Depuis combien de semaines errait-elle dans l’obscurité ? Longtemps, à en croire l’impressionnante quantité de boîtes de conserve vides et l’opacité de ses iris. Le flic imagina la jeune femme utiliser le gaz pour s’éclairer, au début. Puis les allumettes, qu’elle craquait une à une… Jusqu’à ce que ses ressources finissent par s’épuiser. Elle avait dû manger le contenu des conserves sans plus pouvoir le réchauffer.
Le lieutenant ferma les yeux. Noir total. Le silence, la fraîcheur. Comment ne pas devenir dingue, enfermé comme un rat de laboratoire ? Comment se prouver qu’on existe encore alors qu’on ne peut même plus distinguer son propre corps ? Pourtant, la fille avait continué à se nourrir, à dormir, à vivre, même dans le noir. Elle avait fait ses besoins plus loin, pour rester dans un semblant d’environnement sain. Elle avait voulu se battre jusqu’au bout, son organisme en mode « survie », capable de s’adapter d’une façon remarquable, comme ces petites araignées qu’on trouve dans les grottes les plus profondes.
Elle avait survécu, certes, mais l’intérieur de son crâne devait ressembler à un champ de ruines.
Lorsque Sharko rouvrit les yeux, Jacques Levallois éclairait une autre partie de mur, derrière la baignoire. Il fit signe à ses collègues d’approcher. Il y avait une inscription, gravée en lettres capitales et irrégulières dans la roche, à environ un mètre soixante du sol.
Il était écrit :
Sharko et Levallois se regardèrent en silence. Pas besoin de commentaires face à un tel message. Cet endroit, ce tableau d’horreur révélé par la tempête sentaient le sordide, le cas tordu à plein nez. Sur le coup, Franck songea à Jules et Adrien, à sa compagne, à cette nouvelle maison qu’ils allaient bientôt habiter. Ils faisaient des projets, construisaient leur vie de couple, alors qu’ici, pendant ce temps-là, une jeune femme croupissait, terrée tel un animal.
Le lieutenant fit glisser ses doigts dans les interstices de la roche, le long de ces mots sans aucun doute gravés par un dégénéré.
Ou peut-être même, des dégénérés.