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Un antre maléfique.

Ce fut la première image qui traversa la tête de Camille lorsqu’elle descendit un escalier en pierre, courbe, serré entre deux murs rouges habillés de miroirs, de masques vénitiens qui semblaient la dévorer des yeux.

Elle avait été brièvement fouillée à l’entrée, devant une grande pancarte indiquant « Ce soir, show bondage par Hoko, maître Shibari ». Le videur avait vu l’argent dans sa poche et avait hoché la tête avec un pâle sourire. Puis Camille avait été accueillie dans le couloir par une grande femme à moitié nue portant un chapeau haut de forme, qui lui avait demandé ce qu’elle cherchait ce soir. Camille avait simplement répliqué qu’elle venait pour le show.

L’escalier poursuivait sa descente, mais la jeune gendarme bifurqua sur un palier et débarqua dans une vaste salle sombre d’où s’échappait une musique aux basses démoniaques. Des silhouettes se découpaient au milieu de la piste, d’autres se trémoussaient langoureusement, mélange de cuir, de vinyle, de visages cachés derrière des loups. Néons de lumière bleue ultraviolette, niches isolées cernées de banquettes. Le bar était pris d’assaut, l’alcool remplissait les gueules ouvertes, les langues léchaient, couraient sur les lèvres, excitaient les observateurs.

Dans un coin, une femme tenait un homme bâillonné en laisse. Ailleurs, une quadragénaire se déplaçait comme une chienne, promenée par son maître. En surplomb, un maigrelet, mi-homme, mi-femme, fusionnait avec une barre de pole dance.

Camille commanda un whisky-coca à la « chatte » du bar. Installée sur un tabouret, elle but par petites lampées et essaya de se détendre. Il y avait du monde, ça entrait, sortait, seul ou à plusieurs. Jeunes, vieux, couples qui se cherchaient, se testaient, se découvraient. La jeune femme songea à tous ces gens qui, le jour, vivaient à la surface, pour s’enfoncer dans les ténèbres la nuit venue. Leurs instincts les avaient poussés à franchir les portes de ce club, à se confronter à leur propre déviance.

Elle parcourut discrètement l’assemblée et tomba sur un individu qui la fixait, à quelques mètres. Un être de cuir, de chaînes, dont seuls les yeux et la bouche étaient visibles à travers sa cagoule lacée par-derrière. Camille songea au film de Joel Schumacher, 8 millimètres, et à ce sombre individu qui se faisait appeler Machine. Elle détourna la tête, mal à l’aise. Elle se réfugia dans son verre et n’en but qu’une infime gorgée. Elle devait garder toute sa vigilance.

Il ne fallut pas cinq minutes avant qu’on l’aborde. Un homme classe, gilet de cuir noir, cravate assortie, la cinquantaine. Le style chef d’entreprise.

— Nouvelle ?

Camille lui sourit.

— Novice, même. C’est grand, ce club ?

— Tu n’es pas encore allée en bas ? Il y en a pour tous les goûts.

— Genre ?

Il se pencha à son oreille et chuchota :

— Le genre que tu veux.

Elle prit un ton détaché et demanda à voix basse :

— Érèbe, ça te dit quelque chose ?

— Jamais entendu parler. T’es de quel bord, toi ?

Camille se leva.

— Bord droite. Mais je penche un peu à gauche parfois. Ça dépend.

Elle posa son verre encore plein et le laissa à ses questionnements. Elle regagna l’escalier. Le mateur au masque avait disparu.

Les basses des enceintes s’atténuèrent au fil de sa descente, remplacées par d’autres bruits. Des claquements, des gémissements. La température montait, à tous les sens du terme. La jeune femme avançait dans un large couloir au plafond courbe. La première salle était bondée, c’était le cas de le dire. Sur une scène, une femme nue était ligotée, suspendue par des cordes. Un Japonais d’au moins soixante ans, en kimono noir, la faisait tourner sur elle-même, devant des spectateurs admiratifs. Ses seins pris dans les entraves étaient prêts à exploser.

Où était Érèbe ? Où se cachait l’entrée vers le Styx ? Camille s’enfonça davantage dans le sous-sol, doublant des pièces médiévales, des donjons secrets. Ici, une femme jouait du violon, nue, les pieds sur des tessons de bouteille, devant un couple qui faisait l’amour. Là, rires et hurlements se mêlaient, comme s’il y avait un besoin vital à revenir à des époques barbares où l’on vendait des esclaves, fouettait et torturait.

Plus loin, dans l’ombre, une armoire à glace se tenait bras croisés devant une porte fermée, massive, sur laquelle était inscrit, tout simplement, « La Porte ». C’était le gros tout en cuir, intégralement masqué, que Camille avait aperçu quelques minutes plus tôt. Elle frissonna, fit demi-tour, mais une grosse voix résonna dans son dos :

— Qu’est-ce que tu cherches ?

Camille se retourna et essaya de ne pas être trahie par les tremblements de sa voix.

— Je suis venue voir Érèbe.

— Qu’est-ce que tu lui veux ?

Camille écarta le pan de sa veste, montrant les billets.

— Qu’il me fasse descendre au Styx.

L’homme resta figé.

— Qui t’es, toi ? demanda-t-il.

Elle remarqua la caméra braquée sur elle, dans un angle.

— Gorgone. Et je connais le mot de passe…

— Ah ouais ?

Camille déglutit. Elle espéra que les informations de Lesly Beccaro étaient encore valables.

— C’est N-Y-X.

L’homme décroisa les bras, bombant le torse. Une fraction de seconde, Camille pensa qu’il allait se jeter sur elle, mais il se contenta de dire :

— Tu patientes, maintenant.

Et Camille attendit. Peut-être seulement une ou deux minutes, mais le temps lui parut interminable. À son grand soulagement, la porte s’ouvrit. L’homme s’écarta et la laissa passer. Elle atterrit dans une petite salle où brûlaient des dizaines de bougies posées dans des niches de pierre.

Érèbe était assis devant un mur d’écrans, d’où il pouvait « surveiller » l’ensemble du club, y compris ses salles les plus reculées. Il portait un costume clair mais, avec l’obscurité, Camille ne parvint à en définir précisément la couleur. Elle vit ses yeux bleus briller grâce au reflet de l’ordinateur posé devant lui.

— GorgoneComment va Ted Bundy ? Toujours aussi accro à ses petites manières ?

Camille sentit le piège, Érèbe la testait.

— Gerard Schaefer va plutôt bien. Mon petit doigt me dit que je vais trouver des choses intéressantes à son sujet, ce soir.

— Je crois que ton petit doigt a raison. Mais je doute que…

Érèbe se leva. Une apparition démoniaque. Une peau très noire, des cheveux blonds décolorés, presque blancs. Il souleva le bord gauche de la veste en cuir rouge de Camille et pointa l’argent.

— … ce soit suffisant. Il faudrait au moins mille de plus. T’as une idée de ce que ça peut être, à ce prix-là ?

Érèbe la sondait, du plus profond de ses iris presque translucides.

— J’espère trouver « Harlots Hang High », ce fameux carnet où il explique comment on pend les putes dans l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles. J’ai décidé d’agrandir ma collection.

Elle avait lu ça dans un article sur Schaefer, quelques heures plus tôt. Le carnet n’avait jamais été retrouvé.

— Tu trouveras mieux. Beaucoup mieux… (Il pointa son ordinateur.) Mais, à ce que je vois, ça fait bien longtemps que tu ne fréquentes plus les forums privés. T’as eu des soucis ?

Son ton exprimait une forme de menace cachée. Derrière, la porte grinça. Le balèze en cuir entra et referma derrière lui, les poings serrés le long du corps. Camille réagit au quart de tour, sans trembler. Elle leva son tee-shirt jusqu’au soutien-gorge.

— Quelques petits problèmes m’ont maintenue loin des écrans.

Érèbe siffla entre ses dents trop blanches. Il fit courir son index le long de la cicatrice laissée par la greffe, puis sur les scarifications récentes faites au rasoir. Il rabaissa lui-même le tee-shirt de la jeune femme avec une forme de respect, puis la fouilla au plus près, n’omettant aucune partie du corps. Camille remercia le ciel d’avoir laissé son portable à Bellanger. Il aurait pu jeter un œil, remarquer ses contacts dont la fonction indiquait « Gendarme ».

— C’est cent pour descendre, fit-il après avoir terminé. Et faudra encore payer cent pour remonter de l’autre côté.

Camille sortit un billet et le lui tendit.

— De l’autre côté ?

— Une fois tes petits achats terminés, tu traverses le marché, tu disparais dans le tunnel, tu marches en prenant toujours à droite et tu trouveras. Ça pose un problème ?

— Aucun.

Érèbe s’approcha d’un gros fauteuil et le poussa sur le côté. Une trappe apparut, il l’ouvrit. Camille sentit un courant d’air parcourir furtivement la pièce, comme un souffle maudit. Elle s’approcha et aperçut une échelle en métal. Érèbe tendit une lampe.

— La lampe, c’est offert par la maison. Tu suis le boyau de droite, tout le temps. Tu sais ce qu’on dit de l’enfer ? Qu’il a été fait pour les curieux.

Camille s’engagea sur l’échelle.

La trappe se referma au-dessus d’elle.

Elle eut l’impression qu’il s’agissait du couvercle de sa propre tombe.

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