— Alors, ta journée ? Tu me racontes ou t’as décidé de ne pas prononcer un mot ?
Sharko était assis face à son assiette de pâtes. Il regarda le morceau de viande au bout de sa fourchette et le reposa devant lui sans envie.
Assez de saignant pour la journée.
Il se leva et partit dans le hall, sans un mot. Lucie resta immobile. Que lui arrivait-il ? Il n’avait presque pas parlé depuis son retour, il se comportait bizarrement. Pourquoi avait-il plongé les clés de sa voiture au fond d’un tiroir qu’il avait ensuite verrouillé, alors que d’ordinaire il les laissait toujours sur le dessus du meuble ? Un geste curieux, qui n’avait pas échappé à Lucie.
Son homme cachait quelque chose.
Sharko passa voir les jumeaux, se pencha au-dessus des lits minuscules, le visage fermé. Il n’arrivait pas à sourire, ce soir. Accepterait-il de les voir grandir dans un monde si violent ? Comment les protéger de cette déferlante de haine qui chercherait à les avaler toujours un peu plus ?
Il eut besoin de sentir leur chaleur, alors il posa le bout des doigts sur leurs joues, leur front, leur petit nez retroussé.
Tellement purs.
Puis il se rendit dans sa propre chambre. Là, il tira une grande planche en bois de sous leur lit. Sa locomotive était installée sur sa boucle simple en rails Roco, avec un tunnel et une gare. Il avait déjà rempli le réservoir de butane et mit de l’eau ainsi que de l’huile dans le tender. Il l’avait appelée Poupette.
Il la démarra.
Les bielles, les pistons se réveillèrent, fonctionnels comme au premier jour. La petite locomotive crachota et attaqua le rail dans un sifflement agréable. Sharko la regarda tourner, en passant mécaniquement du cirage noir sur ses mocassins Beryl. Il avait la tête bien trop lourde pour réfléchir à quoi que ce soit, ce soir.
Sur le trajet le menant à la résidence, il avait écouté l’enregistreur numérique trouvé sous le plancher de la chambre. L’horreur à l’état brut. Il était incapable de chasser de son esprit les paroles qui avaient jailli du haut-parleur.
Jamais il n’avait entendu un truc pareil.
Lucie arriva derrière lui et s’assit en tailleur à ses côtés. Elle passa une main dans son cou.
— Qu’est-ce qu’il y a, Franck ? Qu’est-ce qui a pu te mettre dans un tel état ?
Poupette lâchait un minuscule nuage de vapeur blanche, chargée des souvenirs de Sharko. Parfois, ces morceaux de passé étaient agréables, d’autres fois, moins. Ce soir-là, le lieutenant pensa à sa famille disparue, il y a si longtemps… Sa femme, sa petite fille, mortes dans des conditions tragiques. Toujours à cause des mêmes.
Eux.
Eux, des types de la trempe de Macareux.
Il eut mal jusqu’au fond de sa poitrine.
— C’est rien, mentit-il. J’ai juste eu une grosse journée.
Les doigts de Lucie se firent plus entreprenants. Elle massa sa nuque raide, nouée. Franck posa sa chaussure et ferma les yeux, à la recherche d’un apaisement qui ne venait pas.
— Ta nouvelle affaire, je suppose. Explique-moi.
Sharko soupira.
— Pas cette fois, Lucie. Je ne veux pas que tu mettes ton nez là-dedans. Tu dois rester loin de ce dossier.
— C’est si terrible que ça ?
Sharko manqua de répondre que c’était pire encore que ce qu’elle pouvait imaginer.
— C’est juste une affaire qui tombe une veille de 15 août… (Il la regarda dans les yeux.) Et qui ne remet pas en cause notre pique-nique tous ensemble demain. Ni ces crêpes qu’on va manger.
Lucie n’aimait pas ce regard-là. À la fois fuyant et directif.
— Juste une affaire ? Tu parlais d’une fille découverte dans une cavité sous un arbre, ce matin…
— Et alors ?
— Ah oui, on découvre des filles sous des arbres tous les jours, j’oubliais. T’es rentré tard, muet comme une carpe, sans appétit alors que tu dévores d’habitude. Alors non, ce n’est pas juste une affaire qui tombe mal. Il y a quelque chose d’autre. Dis-moi…
Les tempes de Sharko pulsaient, il n’en pouvait plus, avait les nerfs à vif. Il déplia sa grande carcasse et se redressa.
— Laisse tomber j’ai dit, d’accord ? Tu me lâches avec ça et toutes tes questions, ça m’use. T’arrêtes aussi de m’envoyer des SMS à tout bout de champ en me demandant ceci, cela. Pour l’instant, t’es en congé maternité. Maternité, maternel, maman, tu sais ce que ça veut dire ? Cette affaire est confidentielle, tu n’as pas à savoir, OK ?
Lucie resta soufflée. Elle le regarda froidement.
— C’est dégueulasse.
— Qu’est-ce qui est dégueulasse ? De vouloir vous mettre à l’abri tous les trois ? D’empêcher la violence de mes dossiers de pénétrer dans notre foyer ? D’essayer, avec les moyens du bord, de vous protéger des saloperies qui traînent dehors ?
Lucie haussa les épaules.
— Ça fait des mois que je suis enfermée ici, à donner des biberons et à changer des couches à longueur de journée. J’ai besoin de respirer un peu, de savoir ce qui se passe dehors justement. C’est trop te demander ?
— Il se passe autre chose que des meurtres, dehors. Il y a d’autres choses à respirer que du sang et de la merde.
En colère, elle prit son oreiller sur le lit.
— Dors bien, Sharko. Et te lève pas pour les mômes, je m’occupe d’eux cette nuit. C’est mon job de bonne femme au foyer, après tout.
Elle sortit en claquant la porte.
Quelques secondes plus tard, l’un des jumeaux hurla.
Évidemment, son frère l’imita.