Camille et Nicolas n’en revenaient pas.
Maria Lopez avait donné naissance à deux frères.
Des faux jumeaux, séparés dès la naissance dans la Casa cuna et revendus à des familles différentes.
Des êtres du même sang qui avaient grandi sans la conscience d’avoir été adoptés.
Et que des tests ADN avaient, quarante et un ans plus tard, réunis dans d’atroces circonstances.
Camille menait l’entretien. Elle avait l’impression de tenir un poisson sur le point de lui glisser entre les doigts. Elle déglutit et posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Vous avez les coordonnées de ce frère ?
Le docteur Fernandez secoua la tête.
— Il n’a donné aucune adresse. Juste un numéro de téléphone portable où le joindre.
Camille serra les poings. Nul doute que Charon n’était pas son vrai nom et que, s’il était aussi prudent que Loiseau ou Florès, il avait communiqué un numéro temporaire.
— De quel endroit est parti l’échantillon ADN qu’il vous a envoyé ? demanda Nicolas.
— De Paris. L’arrondissement n’a pas été entré dans le logiciel, désolé. D’après la fiche informatique, nous l’avons contacté le 11 février 2012. Il est venu ici dès le 12, pour obtenir les coordonnées de son frère et de sa mère.
— Vous lui avez donc fait signer des papiers officiels, quelque chose ?
— Moi ou mes collègues, oui. Je n’ai pas le souvenir de m’être occupé de lui. On reçoit tellement de monde que je ne pourrais vous dire si je l’ai vu. On demande la carte d’identité pour remplir les papiers, et des informations d’état civil.
— Où sont ces papiers ?
Fernandez se leva.
— Tout est centralisé dans une salle, à côté. Deux secondes…
Il sortit. Camille fixa Nicolas.
— Fais une prière pour que ça fonctionne ! On tient peut-être le troisième élément du quatuor maudit. Le chef supposé de cette bande de tarés.
Mais ses espoirs s’envolèrent lorsqu’elle vit l’expression confuse du visage de Fernandez. Il était accompagné d’une femme.
— Je ne comprends pas, il n’y a pas de fiche, dit le médecin.
— Vous êtes bien certain ?
— Malheureusement, oui. On est trois à pratiquer les recoupements. (Il désigna la collègue à ses côtés.) Cette histoire de frères était suffisamment remarquable pour que Lourdes se souvienne un peu de lui.
— De quoi vous souvenez-vous ? demanda Nicolas en se levant.
La collègue haussa les épaules.
— Il parlait parfaitement l’espagnol, mais avec l’accent argentin. Je lui ai demandé de quelle région d’Argentine lui venait son accent, il ne m’a pas répondu.
Nicolas réfléchit, des éléments s’emboîtaient enfin. Charon, un Argentin… Le voyage de Mickaël en Amérique latine… Aucun doute, c’était là-bas que se trouvait le nœud de leur enquête.
C’était donc Charon que Sharko traquait.
— Vous avez dû voir sa carte d’identité ? Sa fiche ? demanda le capitaine de police.
La femme secoua la tête.
— Il m’a embobinée. Je lui ai donné les coordonnées de sa mère et de son frère avant qu’il remplisse la fiche. Il était tellement… impatient… Et convaincant. À un moment, je suis allée chercher un papier et, quand je suis revenue, il avait disparu. C’est tout ce dont je me souviens, désolée.
Nicolas la remercia, puis se tourna vers Fernandez.
— Vous ne disposez pas d’enregistrements vidéo, rien ?
— Il y a des caméras de surveillance, mais elles n’enregistrent pas. Il vous reste toujours son ADN et ces quelques données informatiques dont nous avons parlé. Il a peut-être essayé de les effacer elles aussi, mais les sauvegardes journalières font que, même en supprimant un enregistrement, la base de données reste toujours fiable et indestructible.
— Vous pouvez me sortir sa fiche informatique ?
— Bien sûr… Mais je ne puis vous communiquer son profil ADN sans que vous me fournissiez les autorisations nécessaires. Vous vous doutez que ces informations-là ne peuvent sortir de nos laboratoires que dans des conditions très strictes.
— Évidemment. Vous obtiendrez ces autorisations dès notre retour en France.
Il récupéra l’imprimé que Fernandez lui tendit et considéra la feuille. Il n’y avait rien de plus que ce qu’il venait d’apprendre par oral.
Les deux gradés quittèrent le bâtiment avec un sentiment mitigé, à la fois satisfaits et en colère.
— Charon nous glisse entre les doigts, grogna Camille. C’est rageant. On a l’impression de le tenir, et pourtant…
— Il nous échappe pour l’instant, mais on est à ses trousses. Parce qu’il y a la piste argentine.
— Et le Styx ce soir…
Ils marchèrent vers l’aéroport à pied, tirant chacun leur valise.
— Quand tu repenses à ce qui s’est passé dans ce pays… fit Camille. C’est horrible, ce qu’on a fait à ces enfants et à leurs mères. Te voler ton bébé, te faire croire que ton propre enfant est mort-né pour le vendre à des inconnus. Les dictatures sont des instruments du diable, et il y a toujours des ordures pour s’insinuer dans les failles et profiter de la misère des peuples.
— Comme partout.
Camille s’arrêta, palpant sa carotide. Nicolas remarqua sa gêne et adapta sa vitesse.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Oui, oui… Je pense en même temps à notre histoire.
Elle se remit à avancer.
— Reprenons depuis le début : Maria Lopez est la première à donner son ADN à Genomica, en février 2011. Peut-être a-t-elle été au courant par les campagnes d’information, peut-être est-on venu à elle, ce qui est plus probable vu qu’elle est une « simple d’esprit ». Cinq mois plus tard, en juillet 2011, c’est Mickaël qui fait le test. Son père a dû lui avouer la vérité : lui révéler l’emplacement du petit cercueil, lui montrer l’album de famille, lui expliquant qu’il était un fils « acheté » et que le vrai enfant de Jean-Michel et Hélène, notre fameux squelette, celui né à l’hôpital Lariboisière, était mort, sans doute par accident. Mickaël éprouve le besoin de retrouver sa mère biologique, de connaître son identité… Donc, il fait un test ADN, ça fonctionne, Genomica le contacte, et Mickaël se met en relation avec sa vraie mère, Maria Lopez…
Camille s’arrêta de nouveau, s’épongea le front avec un mouchoir en papier et reprit :
— Cette chaleur, bon Dieu… Bref, parallèlement aux recherches de ses origines, Mickaël mène une traque personnelle. Il photographie Daniel Loiseau en train de traiter avec le Serbe, conduit une sombre enquête depuis fin 2009 sans rien dire à personne. Kosovo, Albanie, Argentine… Il se rend même au commissariat de Loiseau après sa mort. Cela signifiait que Mickaël était au courant pour les filles enlevées. Qu’il nous avait précédés. J’ignore encore comment il est remonté jusqu’à Daniel Loiseau, jusqu’où est allée son enquête, puisque les photos, les ordinateurs, toute trace de sa vie ces derniers mois ont disparu…
Elle prenait son temps pour que Nicolas puisse suivre son cheminement, et aussi parce que son cœur pompait curieusement.
— Le 7 février 2012, soit un an après les retrouvailles de Maria et Mickaël, c’est le frère fantôme, ce Frédéric Charon, qui réalise le test ADN et l’envoie au laboratoire depuis Paris. Parce que lui aussi apprend, d’une façon ou d’une autre, qu’il est un bébé volé d’Espagne. Ce même mois, le 15, Maria Lopez tente de se suicider, prétendant avoir vu le diable. Le 23, Mickaël se fait assassiner après avoir été torturé. Toutes ses affaires, ses dossiers sont détruits. Son père est tué dans la foulée, devant des spectateurs ou des participants qu’on asperge de sang.
— Pourquoi Charon ne tue-t-il pas sa mère ?
— Soit parce qu’il n’en a pas eu le courage, il s’agit quand même de sa vraie mère biologique, soit parce qu’elle était devenue folle et que personne ne croirait les paroles d’une folle. Je penche plutôt pour la deuxième option. Ça attire moins l’attention qu’un meurtre qui aurait pu relier directement Charon aux bébés volés.
— Et en assassinant Mickaël et son père, Charon efface ainsi toutes les traces de sa propre existence.
— Oui. Il tait le secret des bébés d’Espagne. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’était l’histoire du squelette, qui nous a permis de remonter jusqu’à lui.
Un avion passa juste au-dessus de leur tête et se posa sur une piste toute proche.
— Un frère qui en tue en autre, son propre jumeau. Comment c’est envisageable ?
— Faux jumeaux, vrais jumeaux… fit Camille. Il y a quelque chose au-delà du rationnel, de la logique qui les unit. Comme un lien invisible impossible à briser. Mickaël et Charon ont été séparés à la naissance sans avoir la moindre conscience l’un de l’autre, vivant sans doute à des milliers de kilomètres, et leurs chemins se croisent à nouveau plus de quarante ans plus tard…
— Comment tu expliques ça ?
— C’est inexplicable. Il y a un tas de livres qui exposent tous les faits étranges autour des jumeaux. Comme ce qui m’arrive avec mon cœur greffé, et ces histoires de mémoire cellulaire. Quelque chose m’a portée vers cette enquête. Il doit y avoir une raison, mais on sera sans doute incapables de l’expliquer.
Elle avala sa salive avec peine.
— Les jumeaux sont fusionnels, Nicolas, bien au-delà du lien physique. Même s’ils ne sont pas issus du même œuf, ils se sentent l’un l’autre. Quand l’un va mal, l’autre le sait. Peut-être que, sans en être conscients, Mickaël et son frère meurtrier ressentaient l’existence de l’autre.
Elle garda le silence quelques secondes, avant d’ajouter :
— Mickaël s’est mis à traquer les sujets sordides, les assassins, les bourreaux à un moment de sa vie, alors qu’il bossait dans l’univers du bling-bling. Sa façon à lui, sans doute, de franchir la frontière. D’après ce qu’on découvre aujourd’hui, son frère Charon est un assassin, un tueur, un kidnappeur, tout ce qu’on peut imaginer de pire. Lui aussi a franchi la frontière.
Ils arrivaient à l’entrée de l’aéroport, au niveau des parkings les plus lointains, et marchèrent sur le trottoir.
— Ces deux frères ont les mêmes pulsions, ils sont semblables, unis, quoi qu’on fasse. Ils sont peut-être allés, tous les deux, aussi loin qu’ils le pouvaient de chaque côté de la barrière, à leur façon. La chronologie des tests ADN indique que c’est Charon qui a fait le prélèvement en dernier, et que, donc, selon toute logique, c’est lui qui a retrouvé Mickaël. Mais à voir la sombre quête que Mickaël menait depuis des années, et à voir comment tout cela s’est terminé, je me demande si ce n’est pas Mickaël qui a retrouvé son frère en premier…
— Ses propres obsessions, ses gènes l’auraient conduit sur les traces de son frère ?
— Pourquoi pas ?
Nicolas réfléchit.
— Tu as peut-être raison. En 2010, Mickaël termine sa série de voyages par l’Argentine. Or Charon est originaire de là-bas.
Camille approuva.
— Tout cela semble confirmer ce que je raconte. Et puis, ça pourrait expliquer comment Mickaël a réussi à photographier Loiseau… Parce qu’il suivait son jumeau, le surveillait, et que Loiseau, ce CP et Charon semblaient unis comme des frères. Il a mis le doigt dans un engrenage monstrueux, et, au lieu d’avertir la police, a préféré se taire.
— Quitte à franchir les frontières de la légalité.
— Comme il l’avait déjà fait, oui… Malheureusement, les fameux tests ADN se sont retournés contre lui. Charon l’a retrouvé grâce à Genomica. Un horrible jeu du chat et de la souris qui s’est mal terminé.
Nicolas la regarda avec admiration.
— Ça fonctionne, Camille. Ça fonctionne bien, tout ce que tu me dis là.
Camille lui répondit avec un air grave et déterminé. Ils atteignirent enfin l’aérogare, qui était plutôt calme. Nicolas déplia la fiche informatique de Charon alors qu’il s’arrêtait devant une cabine téléphonique.
— Faut que je tente le coup. Juste pour voir.
— T’es bien certain ? Et s’il répond ?
— Je raccrocherai. Il prendra ça pour une erreur.
Nicolas décrocha un combiné et appela le numéro de téléphone laissé par Charon.
Numéro non attribué. Il raccrocha avec rage.
— Fallait s’en douter, dit-il avec résignation. Ce type est un sacré malin.
Ils passèrent les contrôles de sécurité et s’installèrent dans la salle d’embarquement. Leur avion décollait moins d’une heure plus tard. Nicolas prit la main de Camille et fixa les avions sur le tarmac, avant de somnoler, droit sur son siège, incapable de rester éveillé. Camille retira doucement sa main et se plongea dans un livre décrivant la vie de Gerard Schaefer.
Dans quelques heures, elle descendrait au Styx.
Elle sombrerait dans l’héritage morbide que des gars comme Schaefer avaient laissé derrière eux.