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Martel revient et posa un dossier devant lui.

Il fixa Camille d’un air grave.

— À mon tour de vous demander de promettre que ce que je vais vous raconter ne sortira pas d’ici.

Une boule d’angoisse au fond de la gorge, Camille acquiesça sans desserrer les lèvres, sondant l’œil marron, puis le bleu.

— Très bien, fit Martel. Voilà devant moi quelques éléments de l’affaire. Dans mon souvenir, les habitations étaient visitées en journée. Les voleurs, ou plutôt les voleuses, n’emportaient que les bijoux, rien d’autre. Les cambriolages de ce type — effraction au tournevis en passant par l’arrière des maisons, vol de bijoux uniquement — se sont arrêtés durant l’été 2010, il y a donc bien deux ans. Le dossier fait penser à un réseau organisé, venant des pays de l’Est. Depuis un moment, les Géorgiens, Albanais, Moldaves, Tchétchènes prennent notre pays pour un terrain de jeu. Les cambrioleuses n’étant que des petites mains sous l’emprise d’un ou plusieurs chefs de clan. À partir de cet été-là, quand tout s’est arrêté, il n’y avait plus aucune piste à suivre. On s’est dit que le réseau qui opérait avait mis les voiles ou était passé à autre chose. Le dossier est sorti des priorités, le groupe qui travaillait dessus a été dissous au bout de quelques semaines.

Il fouilla dans les pages et en piocha des photos qu’il tendit à Camille. On y voyait une femme qui sortait d’une maison, un sac de sport à la main. Sur d’autres clichés, une voleuse différente, en train de forcer le système de fermeture d’une véranda. Des rues de quartiers résidentiels, bordées de voitures. Sur l’une d’elle, une femme traversait en courant. Les cambrioleuses étaient jeunes et avaient les traits typés, comme la femme de son rêve.

— Ces photos, on les a retrouvées planquées au fond du tiroir fermé à clé de Daniel, dans son bureau, une ou deux semaines après sa mort.

Camille les retourna.

— Ne cherchez pas, il n’y a pas de date, fit Martel. On ne sait pas précisément quand elles ont été prises, et on n’a rien trouvé d’autre : ni adresse, ni paperasse, ni note. Mais une chose est certaine : Daniel disposait d’informations qu’il n’a pas partagées avec le groupe. À l’évidence, vu les photos, il avait identifié certaines cambrioleuses. Sinon, comment aurait-il pu se trouver sur place alors que l’une d’elles était sur le point d’entrer dans une maison ?

Camille réfléchissait.

— Il aurait réussi à remonter le réseau ? supposa-t-elle.

— Peut-être bien, oui. Imaginez : il identifie une cambrioleuse avec les éléments dont il dispose, mais ne l’arrête pas. Ce ne sont jamais les petites mains qui nous intéressent, mais les grosses têtes qui mènent les opérations. Alors il la trace, trouve où elle vit, qui elle contacte. Il se planque, traque, remonte jusqu’à l’un des chefs de clan, seul, sans rien dire à personne…

Martel secouait la tête, pensif.

— Il voulait peut-être se les faire, en solo. Mais c’est tellement loin de ce qu’il est, et de nos méthodes de travail.

— À quoi pensez-vous ? Pourquoi aurait-il agi ainsi, dans ce cas ?

— Je n’en sais rien, je ne comprends pas. On a bien enquêté, après sa mort, mais on n’a rien trouvé. Daniel n’avait pas de téléphone portable personnel, il détestait ces appareils. Il utilisait seulement celui du boulot, on l’a analysé et il n’y avait rien de significatif à l’intérieur. Ça restera un mystère. On croit connaître les gens, et au final…

Le lieutenant vit que Camille ne l’écoutait plus. Elle fixait les photos, sans plus bouger. Il claqua des doigts.

— Adjudant ?

Camille revint à elle.

— Ça va ? fit Martel.

Elle acquiesça, s’efforçant de sourire.

— Oui, oui, ça va. Excusez-moi, je suis un peu fatiguée en ce moment. Je suis sur la route des vacances…

— Une sacrée chance. Les miennes sont déjà terminées, c’est la dernière fois que je les prends en juillet. Marre de bosser quand tout le monde part.

— Ce dossier, vous pourriez m’en faire une copie ? J’aimerais y jeter un œil plus en détail.

Il secoua la tête.

— C’est une affaire qui n’est officiellement pas bouclée, même si plus personne ne s’y intéresse. Je suis désolé mais…

— Je suis sous-officier de gendarmerie, lieutenant, je connais bien les procédures. (Elle écarta légèrement sa chemise, entre deux boutons, dévoilant un bout de cicatrice.) Mais n’oubliez pas…

Martel hésita, puis finit par se lever. Camille le suivit. Dans le couloir, le lieutenant posa quelques feuilles dans le photocopieur.

— Je ne vous glisse que les éléments essentiels, le reste, c’est de la paperasse.

Il resta pensif à écouter le ronflement de l’appareil électrique, puis finit par lâcher :

— Il faut quand même que je vous dise, parce que ça me turlupine : en fait, vous n’êtes pas la première à vous intéresser à Daniel depuis sa mort.

Camille fronça les sourcils.

— Qui d’autre est venu ?

— Un ou deux mois après le décès, un photographe réputé nous a rendu visite ici, à la Criminelle. Il voulait faire un reportage sur la police, notre environnement de travail, et avait surtout sympathisé avec un collègue, ce qui lui a donné ses entrées. Alors, on a bêtement joué le jeu, on l’a laissé nous photographier, on a posé, et tout le toutim.

Il ramassa les feuilles imprimées et les groupa en paquet.

— Curieusement, le photographe a mis très vite l’accent sur Daniel. Le coup du « policier tué dans l’exercice de ses fonctions » semblait le fasciner. Alors, il a tiré un tas de photos du bureau de Daniel, a posé d’innombrables questions sur lui : sur son caractère, comment il était… Un peu comme vous aujourd’hui, et c’est pour cette raison que je vous livre ces informations. Je ne sais pas… Mais j’ai le sentiment que vous avez une quête commune.

Il vérifia que personne n’entendait.

— J’ai fait quelques recherches sur ce photographe, ajouta-t-il. Il s’appelle Mickaël Florès. Et j’ai un peu vu ses photos. C’est… particulier.

— Particulier ? C’est-à-dire ?

— Il a longtemps été paparazzi pour des tabloïds bidons, avant de se lancer dans le grand reportage et de bosser pour quelques magazines réputés. Il travaille encore la plupart du temps à l’argentique, vous savez, les vieux appareils ?

— Je vois, oui.

— Il a parcouru le monde, et il semblerait qu’il ne s’intéresse qu’à des sujets extrêmes. Les massacres, la maltraitance, la folie, enfin bref, tout ce qui est difficilement regardable. Ses clichés donnent froid dans le dos. Vous irez jeter un œil par vous-même, vous verrez, mais on dirait que, après s’être amusé avec le grand n’importe quoi du show-biz, Florès menait une quête dans l’horreur.

Camille n’en perdait pas une miette. Martel semblait avoir besoin de se livrer.

— … Avec le recul, je me demande encore ce qu’il est venu faire ici, dans notre petit commissariat. Je m’interroge sur la raison de toutes ses questions sur Daniel, et sur ce qu’il cherchait dans son bureau. Et vous, vous venez, vous me parlez d’une fille, enfermée, maltraitée… que Daniel aurait vue.

Camille frissonna. Martel laissa son regard partir dans le vague, comme s’il réalisait soudain la portée de ses propos.

— Il y a un moyen simple de le contacter, ce photographe ? demanda la jeune femme.

Avec un temps de retard, Martel retourna à son bureau, fouilla dans son tiroir et tendit une carte à Camille.

— Voici sa carte de visite, il y a son adresse. N’essayez pas le portable, j’ai déjà tenté de le joindre pour obtenir les clichés, et il n’est plus attribué. Florès a dû changer de numéro entre-temps ou n’a plus de ligne. Un dernier truc : quand il est venu ici, il avait plutôt… une sale gueule. Pas rasé, des yeux de mec perturbé, mal en point, pas loin d’imploser. Il tremblait méchamment en tenant son appareil photo. Alcolo ou camé. Voire les deux.

Il lui tendit la copie du dossier sur les cambriolages, avec des scans des photos.

— Je vous fais confiance, d’accord ?

— Vous pouvez compter autant sur moi que je compte sur vous.

Ils se saluèrent. Martel gardait un visage grave.

— Si vous découvrez quoi que ce soit, faites-m’en part, OK ? Daniel nous a quittés de façon si abrupte, emportant derrière lui tout ce mystère… J’ai besoin de savoir.

Camille acquiesça poliment et disparut.

Une fois dans sa voiture, elle soupira, le crâne contre l’appuie-tête. Son esprit bouillonnait. Son donneur, Daniel Loiseau, avait mené une enquête secrète, parallèle. Il avait photographié et identifié plusieurs cambrioleuses, sans jamais en parler à ses collègues. Il les avait suivies, traquées…

Puis les cambriolages avaient cessé comme par magie.

Camille se remémora son cauchemar. Cette fille qui le fixait lui, Daniel, suppliante, appelant à l’aide.

La jeune femme eut un frisson, parce que, comme Martel très probablement, une horrible idée venait de lui traverser l’esprit. Elle fixa de nouveau la photo de Loiseau. Et si le noir profond de ces yeux cachait un terrible secret ?

Elle réprima cette pensée. Daniel était un flic. Lieutenant de police judiciaire assermenté. Il y avait forcément une explication simple à son cauchemar. Une explication qui prouverait que Daniel était un bon policier, intègre.

Elle ne pouvait pas avoir le cœur d’un salaud. D’un type qui…

Camille posa une main sur son cœur et respira fort. Elle étouffait, soudain. Elle ouvrit grands les carreaux, mit la climatisation à son maximum, essaya de se calmer. Ses questions, ses incertitudes la dévoraient, l’usaient. Et maintenant qu’elle avait mis le doigt dans l’engrenage…

Elle prit la carte de Mickaël Florès. Qu’est-ce que ce photographe était venu chercher dans ce petit commissariat ? Pourquoi ces questions sur Daniel ?

Elle lut l’adresse.

Non loin de Fontainebleau, mais dans le département limitrophe de l’Essonne.

Ça tombait bien, c’était sur la route qui était censée la mener chez ses parents.

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