Samedi 18 août 2012
Franck était resté à l’appartement avec les jumeaux, tandis que Lucie était partie chercher sa mère à la gare du Nord en RER, très tôt ce matin-là.
Marie Henebelle apparut parmi la foule qui descendait du train, avec ses cheveux teints en blond platine, ses chaussures à talons et deux valises à roulettes, l’une bleue et l’autre aux motifs floraux. À soixante et un ans, c’était une femme qui faisait encore chavirer certains passants. Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement. Elles s’appelaient souvent mais ne s’étaient pas revues depuis un bon mois. Marie toisa sa fille de la tête aux pieds.
— Tu es superbe, dit-elle.
— Merci maman. Toi aussi.
Elles prirent le RER, et Marie passa rapidement à l’attaque.
— Je suis vraiment heureuse de pouvoir m’occuper de Jules et d’Adrien. Mais tu sais bien que j’aurais aimé les revoir dans d’autres circonstances. Que tu reprennes ton fichu job, et plus tôt que prévu en plus, ça ne me réjouit pas vraiment.
— J’ai déjà Franck sur le dos, maman… Si on pouvait éviter de remettre le sujet sur la table.
Le visage de Marie s’assombrit.
— Les blessures du passé sont encore fraîches, Lucie. C’est important d’en parler, tu ne crois pas ?
— J’y ai bien réfléchi. C’est en bossant que je me sens le mieux. Aujourd’hui, je veux juste trouver l’équilibre entre ma vie familiale et professionnelle. Laisse-moi le temps de m’organiser, et tout ira bien.
Marie sentait que sa fille était sur la défensive. Toutes les deux, elles avaient le même caractère : de la roche en fusion. Aussi préféra-t-elle embrayer sur des sujets plus légers. Elle lui montra les vêtements qu’elle avait achetés pour les jumeaux et elles discutèrent fringues.
Après une demi-heure de trajet, elles descendirent à L’Haÿ-les-Roses et regagnèrent l’appartement avec la voiture de Lucie, garée près de la sortie du RER. Sharko attendait sur le canapé avec Jules et Adrien, installés chacun dans leur balancelle. Les retrouvailles furent pleines de joie. Marie s’extasiait devant ses petits-fils, peinant d’abord à distinguer l’un de l’autre. Puis elle se souvint du petit pli d’Adrien.
Elle les câlina, prit ses quartiers, tandis que Lucie lui donnait toutes les informations nécessaires, les numéros de téléphone en cas de besoin, lui montrait les emplacements des couches, des biberons, des changes… Sharko observait sans rien dire. Ce qui était certain, c’était que Marie allait prendre de la place mais, heureusement, l’appartement était grand.
— Tu es sûre que ça va aller ? demanda Lucie, sur le point de partir.
— Évidemment. Tu crois que ça s’oublie, ces choses-là ?
Elles échangèrent un sourire. Sharko la salua chaleureusement, et les deux flics prirent la direction du Quai des Orfèvres.
— Tu vois bien que ça va rouler, affirma Lucie en conduisant. Ça fait tellement plaisir à maman.
— Je sais que ça va bien se passer. Mais n’oublie pas que c’est toi la mère, quand même.
Au 36, Lucie se rendit à l’administration, puis monta au troisième étage, empruntant ces vieilles marches qu’elle connaissait par cœur, laissant sa main glisser sur la rambarde, comme pour s’imprégner à nouveau de l’âme du bâtiment. Elle retrouva rapidement ses habitudes. Elle serra des mains, fit des bises, on la félicita, la charria, lui souhaita aussi bon courage. Elle allait en avoir besoin. Dans l’open space, elle salua affectueusement Pascal Robillard, toujours assis à la même place, avec son vieux sac de sport orange à ses côtés. Il faisait partie du décor.
— T’as encore pris du muscle, constata-t-elle en posant son sac à sa place, près de l’entrée.
— Peut-être, mais c’est de plus en plus difficile. À pas loin de quarante berges, tu sais, le corps ne donne plus comme avant.
— Je vois exactement de quoi tu parles.
Elle adressa un sourire à Franck, cantonné dans son coin, et jeta un œil au tableau blanc criblé de flèches, de mots clés et de photos, avant de s’installer face à son ordinateur. Les odeurs, les habitudes, les gestes… Tout lui revint.
Elle était à peine en train de récupérer des données — mails, mises à jour informatiques — que Nicolas Bellanger entrait accompagné du lieutenant Jacques Levallois. Après de nouvelles salutations, le capitaine de police ferma la porte derrière lui et s’assit sur le coin du bureau de Lucie. Ce n’étaient plus des allumettes qu’il fallait pour lui maintenir les yeux ouverts, mais des aiguilles à tricoter.
Il fixa Lucie.
— Prête à plonger dans le bain ?
— Plutôt deux fois qu’une.
— T’en es où Pascal, avec le CHR d’Orléans, Daniel Loiseau ?…
— Pour le CHR, je viens d’appeler, fit Robillard. Ils nous ont certifié qu’on recevrait le listing aujourd’hui, fin d’après-midi au plus tard. Dès que ça arrive, Lucie et moi, on se met sur le coup. Et pour Loiseau… j’ai enfin eu accès à ses données bancaires, j’ai commencé à fouiner. Rien de bizarre, à ce que j’ai pu voir. Aucune transaction louche qui mérite analyse. Pas de voyage à l’étranger non plus. Aucune trace des loyers qu’il versait à Saint-Léger-aux-Bois. Il doit posséder un autre compte, quelque part. Je vais essayer de mettre la Financière sur le coup, mais vous savez comme moi…
— … que ça va prendre des plombes.
Lucie écoutait sans rien dire. Les informations fusaient, les hommes étaient en véritable osmose. Elle avait perdu l’habitude d’un tel rythme, il allait falloir s’y replonger sans délai.
— Bon… Deux points, annonça le chef de groupe. D’abord l’Argentine. Hier soir, en rentrant, j’ai immédiatement appelé le centre pour aveugles, les coordonnées étaient sur leur site Internet. Avec le décalage horaire, c’était la fin de journée là-bas. J’ai été en contact avec l’un des responsables, je lui ai parlé d’El Bendito… Il le connaissait…
— Camille a donc tapé juste, fit Lucie.
— Oui. El Bendito est un malheureux, handicapé mental et aveugle, recueilli par un des salariés de l’association, Jose Gonzalez. En ce moment, ce Gonzalez accompagne un groupe d’aveugles à un important championnat de cyclisme handisport qui se déroule à quatre cents kilomètres de Buenos Aires, El Bendito est à ses côtés. Ils ne rentreront pas avant demain en fin d’après-midi, heure argentine. Le responsable n’a pas voulu me donner le numéro de Gonzalez, il était méfiant. Mais on dispose d’assez d’informations pour aller là-bas. On se rend au centre pour aveugles, on découvre ce que Florès est allé faire et pourquoi il recherchait ce Bendito. C’est une excellente piste pour remonter jusqu’à Charon ou CP.
— Quand tu dis « on », tu penses à qui ? demanda Sharko avec ironie.
— Je ne sais pas. À quelqu’un d’expérimenté, qui a déjà fait l’Égypte, le Brésil, la Russie… Un baroudeur qui saura se débrouiller même s’il ne parle pas la langue.
Sharko échangea un regard avec Lucie. Bellanger en remit une couche.
— Ce n’est pas une mission compliquée, a priori. On sait où on va, ce qu’on cherche. Juste un petit aller-retour, vite fait.
— Arrête avec tes « on », répliqua Sharko. T’as déjà regardé les horaires des vols, je présume ?
— Orly, 13 h 32. Presque en même temps que le vol de Camille. Rigolo, non ?
— Rigolo, oui… En gros, j’ai à peine quatre heures pour me préparer. Heureusement que je ne suis pas une femme.
Nicolas alluma une cigarette et partit en direction de la fenêtre, qu’il ouvrit. L’air brûlant lui frappa le visage. En bas, la foule bigarrée des touristes circulait sans interruption. Il se tourna vers Sharko, qui discutait à voix basse avec Lucie.
— Alors ?
— Alors quoi ? Tu sais bien que je vais y aller. J’aime les avions, les décalages horaires, j’adore l’espagnol, et Buenos Aires, avec ses je ne sais combien de millions d’habitants, est vraiment la destination qui me fait rêver. Et puis, ça tombe plutôt bien, vu que mon appartement est squatté par la mère de Lucie en ce moment.
Nicolas eut un sourire.
— Bon, eh bien c’est parfait alors. (Il fixa Levallois.) Tu vois tout de suite avec le service des missions pour Franck. Jacques ? Fais-leur se bouger les fesses, c’est urgent.
Jacques Levallois acquiesça et disparut.
— Ça va coûter bonbon, dit Lucie. Le divisionnaire va être heureux comme un pape de voir la facture arriver.
Bellanger souffla de la fumée par la fenêtre, avant de revenir vers ses lieutenants.
— Rien à foutre, du divisionnaire. Il est juste bon à entrer des chiffres dans des tableaux, celui-là. Je l’emmerde, OK ?
Lucie s’abstint de tout commentaire. Apparemment, le chef avait passé un sale moment avec Lamordier. L’ambiance venait d’en prendre un coup.
— Un truc important avant ton départ, Franck, ajouta Bellanger. J’ai déposé le petit squelette trouvé dans le grenier de Florès au laboratoire d’anthropologie. Officiellement, Jacques et moi, on l’a récupéré chez Mickaël Florès ce matin. J’ai expliqué à Jacques et Pascal pour Camille…
Trois paires d’yeux inquisiteurs étaient tournées vers lui.
— L’étude ADN sur un squelette, et sa comparaison avec l’ADN de Mickaël Florès et du père va prendre un peu plus de temps, mais j’ai mis la pression, on l’aura peut-être lundi, au pire mardi. L’étude squelettique dans le néonatal est un peu plus compliquée que pour les adultes, d’après le spécialiste. C’est très technique, basé sur des courbes, des calculs, il y a des histoires d’os solidifiés ou pas. On étudie surtout le crâne, on mesure les os, on regarde la dentition. Pour le sexe, c’est en rapport avec le diamètre pelvien. Aussi, à ce stade, l’expert pense qu’il s’agit d’un individu de sexe masculin, sans être formel à cent pour cent. Âge estimé à moins d’un mois de vie. Mais le bébé pourrait avoir une semaine comme trois, ça dépend de sa taille à la naissance, de la durée de gestation, bref d’un tas de paramètres. On pense qu’il s’est intégralement décomposé dans la caisse où on l’a trouvé.
— On sait depuis quand il y était enfermé ? demanda Lucie.
— Toujours difficile à estimer. Si le cadavre est resté dans cet environnement hermétique, il faut au moins un ou deux ans pour parvenir à cet état. Les os étaient propres, dépourvus de toute matière musculaire ou de tendons. Ça dépend surtout de l’environnement, des insectes, de la profondeur d’enfouissement… Mais vu l’état de dégradation du cercueil et l’absence complète de matière organique autre que les os, le spécialiste pense plutôt à plusieurs années. Au moins une dizaine.
— Donc ça n’exclut pas le fait qu’il puisse être le fils de Mickaël Florès.
— Non. Un dernier point concernant ce corps, et certainement le plus important : l’anthropologue a tout de suite remarqué des lésions traumatiques importantes sur le crâne du bébé. D’après lui, elles viennent d’un choc qu’il aurait pu recevoir après sa naissance. Il pense à une chute, un coup qui lui a été fatal.
Ils se réfugièrent dans le silence, avec le sentiment qu’il y avait forcément un fil directeur derrière toute cette histoire. Franck Sharko voyait le père et le fils Florès, assassinés. Et désormais, ce petit être anonyme, mort d’un coup sur la tête peu de temps après sa naissance. Le fils de Mickaël ? Cherchait-on à anéantir toute une lignée ? Quel était le lien avec Maria Lopez et son ventre rond ?
Pascal Robillard se leva et sortit de l’open space avec une envie pressante. À cause des protéines et du lait qu’il ingurgitait pour ses séances de musculation, il passait sa vie aux toilettes.
Quand il fut sorti, Nicolas Bellanger regarda de nouveau l’heure.
— Camille va arriver d’un instant à l’autre. Je vais m’occuper de sa déposition rapidement, avant son départ pour l’Espagne.
Sharko jeta un œil en direction de Lucie et eut un bref sourire.
— Camille ?
— Comment tu veux que je l’appelle ? Géant vert ?
— Bleu, plutôt. C’est pas toi qui t’occupes de ce genre de paperasse, d’ordinaire.
— Là, si. Ensuite, j’irai la déposer à Anthony, elle prendra l’Orlyval pour l’aéroport. En voiture, ce ne sera pas praticable. Vous vous croiserez peut-être.
L’œil de Sharko brilla.
— Elle a droit à une sacrée attention, j’ai jamais eu ce privilège de me faire accompagner, moi.
Sourire de Bellanger.
— Ça va…
— Avec Lucie, on a remarqué à quel point c’était violent. Je n’ai jamais compris ces choses-là. Merde, c’est tellement mystérieux.
Nicolas précipita sa clope à sa bouche pour éviter de répondre.
— Si ça peut marcher, pourquoi pas ? fit Sharko. Lucie et moi, on s’est bien connus à cause de… Enfin bref.
Il se leva et frotta ses mains l’une contre l’autre.
— C’est pas tout ça, mais j’ai bientôt un avion à prendre. Et ça va aller, merci, je vais me débrouiller.
Il emmena Lucie à l’écart. Ils parlèrent à voix basse.
— Je file à l’appartement faire ma valise et je me mets en route. Ça va bien se passer, avec Jules et Adrien ?
— À ton avis ? Deux mères poules pour s’occuper d’eux, ils vont être aux anges. Surtout, tu fais bien attention là-bas, d’accord ? N’oublie pas qu’on t’attend à la maison, tous les trois.
— C’est une promenade de santé. J’atterris, je récupère les infos et je reviens. Je ne sentirai même pas le décalage horaire.
— Appelle dès que tu arrives.
Lucie jeta un œil vers Nicolas, qui leur tournait le dos et observait la rue par la fenêtre.
— Dis, t’as vu le boss ? On dirait qu’il se passe quelque chose avec la Miss cent mille volts du Nord.
Sharko approuva.
— Il fallait bien que ça finisse par lui tomber dessus à lui aussi, un jour ou l’autre.