57

La Fiat Siena rouge de Sharko roulait en direction de Torres del Sol depuis plus de sept heures.

Le flic avait la rage au ventre. Dès qu’il avait appris la disparition de Camille de la bouche de Lucie, il ne s’était pas posé de questions et s’était mis en route. Il fallait foncer. Selon les statistiques, ils avaient soixante-douze heures pour la retrouver et passé ce délai, les chances de la voir vivante fondraient comme neige au soleil. Mais Sharko avait la conviction que, si la jeune femme restait ne serait-ce que plus de vingt-quatre heures entre les mains d’un type comme CP, elle était fichue.

Le lieutenant imaginait aisément l’état dans lequel devait se trouver ses collègues et l’insupportable tension au sein de l’équipe. Aux dernières nouvelles, ils se rendaient tous au CHR, Lucie y compris. C’était le scénario qu’il craignait le plus. Celle qu’il aimait s’approchait irrémédiablement du danger, prise dans le tourbillon de l’enquête, et il n’était pas là pour la protéger.

Tout partait en vrille.

Le côté sauvage de l’Argentine s’était dévoilé kilomètre après kilomètre, dès que le lieutenant avait quitté le Gran Buenos Aires. Partout, la pampa se déroulait comme un gros tapis aux nuances de feu, de rubis, de chlorophylle. Prairies d’un bleu lumineux, d’un vert froid, qui s’étendaient jusqu’aux Andes, parcourues de troupeaux blancs et noirs démesurés. Sharko croisa de vieilles pompes à essence couleur rouille, des camions géants, des snacks le long des routes qui semblaient jaillis d’un road movie. Parfois un latifundium — ces gigantesques exploitations agricoles — paraissait posé là comme un morceau de passé, avant que le paysage retrouve sa minéralité, sa force, son charisme, sous ce vent rasant et glacé qui balayait les grands espaces.

Puis la végétation changea. Plus brute, touffue, chaotique. D’un vert d’émeraude. Sharko sentit l’humidité, la force du fleuve, les effluves des marécages, alors que la température montait de quelques degrés — mais ça restait froid, il faisait à peine 13 °C.

Lorsque le flic entra dans Torres del Sol, aux alentours de 10 heures du matin, heure locale, il eut l’impression de se trouver au cœur d’un studio de cinéma américain abandonné qui aurait servi à tourner un film d’horreur, genre 2 000 Maniaques. En guise de bienvenue, des lanières grises et blanches, trouées, laminées, claquant dans le vide. Sharko ralentit et roula à peine à vingt à l’heure, avec l’impression de rêver.

La ville était fantomatique.

Une ombre du passé, poussiéreuse, crasseuse.

Les enseignes en bois des petits commerces battaient au vent. Elles avaient dû être colorées, jadis — bleu, vert, rouge —, mais elles avaient désormais toutes cette même teinte fade des objets bouffés par la pluie, le vent, le sable. Comme les façades des maisons, dont la peinture blanche peluchait. Les vitres, les portes étaient noires, opaques, cassées ou rafistolées avec du fil de fer, de l’adhésif, des cartons. Des câbles de téléphone et d’électricité pendaient. Un vieux chien errait, maigre, les côtes saillantes, puis il disparut dans les fourrées le long d’une voie de chemin de fer envahie d’herbes et traversée d’un camion-citerne couché sur le flanc, délabré.

Sharko crut bien que plus personne n’habitait cette ville démente lorsqu’il aperçut furtivement deux hommes dans son rétroviseur. Puis une femme qui longeait un mur. Elle accéléra le pas avant de disparaître. Par petites touches, une vie timide se montrait dans ces rues mortes à angles droits. Des rideaux qui bougeaient, une lumière qui palpitait, un grésillement de radio lointain…

Le policier sillonna les bandes de bitume craquelé, inquiet de cette ambiance digne d’un film de zombies. Rien n’indiquait la présence d’un hôpital psychiatrique, aucun panneau. Il se demanda s’il ne s’était pas trompé de destination.

Il s’arrêta devant un vieillard qui mâchouillait quelque chose, assis sur des marches. L’homme était coulé dans le décor, fripé, poussiéreux. Le flic ouvrit son carreau.

¿ Colonia Montes de Oca, por favor ? Hôpital ?

L’habitant fixa Sharko avec des yeux qui auraient pu le foudroyer sur place et cracha au sol, insistant bien sur le mouvement du cou au moment de l’expulsion du projectile, comme pour dire : « Va te faire foutre. »

Le lieutenant n’insista pas, il remonta son carreau et poursuivit. Buenos Aires la lumineuse avait laissé place aux ténèbres, à la misère. Sharko pensa à une faille temporelle qui l’aurait ramené dans le passé, juste après un tremblement de terre. Même l’église tombait en ruine. Il sillonna chaque route du quadrillage, s’attirant des regards haineux à son passage.

Que s’était-il passé, ici ?

Il se retrouva de l’autre côté de la minuscule ville. Une route partait droit devant, à l’assaut de l’horizon. S’il y avait un hôpital, c’était forcément par là. Il prit cette direction. Après trois kilomètres depuis Torres, Sharko aperçut une bifurcation, qui partait en direction d’un petit bois presque intégralement cerné d’eau, et d’où l’on pouvait apercevoir la pointe d’un bâtiment.

Il sut immédiatement qu’il s’agissait de l’hôpital psychiatrique.

Coup d’accélérateur. Il s’engagea sur la route perpendiculaire, disparut dans le trou de verdure. Une végétation anarchique avait poussé en bordure, rétrécissant la voie. Face à lui, une cahute de sécurité à l’abandon, avec une barrière blanche et rouge levée. Un panneau indiquait : « Ministerio de Salud. Acción Social. Colonia nacional DMA Montes de Oca. »

Sharko eut une terrible intuition, qui se confirma quand il aperçut, juste après un virage, l’immense bâtiment grisâtre, posé au sol comme un sabot géant tombé du ciel.

Délabré, envahi par la végétation.

Déserté.

Des pavillons l’entouraient, dans le même état. Stupéfait, Sharko coupa le moteur et posa pied à terre. Il ne voulait pas croire que son chemin puisse s’arrêter ici, devant ce gigantesque terrain entouré de marécages. Il s’approcha, franchit une grande grille ouverte. L’imposante structure cachait le soleil, dégageait une froideur de cadavre. Autour, l’herbe était jaunie, comme brûlée par le froid. Plus loin, les arbres disparaissaient, laissant place aux étendues planes et infinies d’eaux saumâtres. Des plaques d’eau luisaient comme des lames de couteau posées les unes derrière les autres. Tout avait été construit sur une presqu’île cernée par les marais, accessible uniquement par la route que le flic venait d’emprunter. Sharko songea au rocher d’Alcatraz. Aussi dément et sinistre que la célèbre prison.

Il se retourna. Une voiture venait de se garer, laissant tourner le moteur au bout du chemin, à trois ou quatre cents mètres. À l’évidence, on l’avait suivi depuis Torres. Ces étranges habitants l’observaient. Sans doute des curieux. Les touristes ne devaient pas courir les rues, ici.

Avec méfiance, il se glissa dans le bâtiment par la porte défoncée et atterrit dans une pièce gigantesque, aux murs très hauts, qui devait être l’accueil. Un endroit vide, menaçant, aux murs décrépits, aux ampoules brisées. Le flic se rendit devant une fenêtre : le véhicule n’avait pas bougé. Sur ses gardes, il fit un tour dans les couloirs, parcourut le rez-de-chaussée en long et en large, jusqu’à trouver une porte sur laquelle était inscrit

« Salón de los registros ».

Salle des registres. Ou, plutôt, Salle des archives.

Elle n’était pas fermée à clé. Il l’ouvrit, s’aventura dans l’escalier, s’éclairant avec son téléphone portable. Les murs étaient noirs, comme carbonisés.

Un courant d’air, derrière lui. Un claquement de porte lointain. Sharko se retourna et fixa le carré de lumière qui donnait sur le couloir. Son rythme cardiaque venait de doubler de fréquence. Celui ou ceux qui l’avaient suivi en voiture étaient-ils rentrés dans l’hôpital ? Que lui voulaient-ils ?

Il s’efforça de descendre les dernières marches. Ses pieds tombèrent sur quelque chose de tendre.

Des cendres. Sur au moins dix centimètres d’épaisseur.

Tout avait brûlé. Ne restaient plus que quatre murs. Dans le faisceau de sa lampe, une poussière fine, grise, se levait et dansait. Elle lui agrippa les muqueuses, se plaqua sur ses rétines.

Sharko fit demi-tour, la gorge râpeuse. Il n’y avait plus rien à découvrir dans ce trou.

En remontant, il s’immobilisa net.

Une silhouette se tenait dans l’embrasure, coupant la lumière en deux faisceaux distincts.

Grande, puissante. Avec une hache.

Puis une autre apparut, derrière, armée elle aussi, mais avec une carabine.

Et encore une autre…

Загрузка...