Il était très tard.
Les couloirs de l’hôpital s’étaient vidés et avaient retrouvé leur calme. Nicolas Bellanger patientait à proximité du service de neurochirurgie de l’hôpital La Source, au CHR d’Orléans. L’un des chirurgiens, le docteur Swynghedauw, sortit finalement du bloc, après des heures d’opération. Bellanger alla à sa rencontre et montra sa carte tricolore.
— Je suis le policier en charge de l’enquête, fit-il. Dites-moi qu’il est en vie, docteur.
Le chirurgien avait ôté sa calotte bleue et était chaussé de sabots qui ressemblaient à des Crocs. Ses cheveux étaient trempés, collés à son front.
— L’intervention a été longue, difficile. Fractures multiples, hémorragies… Le plus difficile était au niveau de la tête. On a pu évacuer un hématome extra-dural provoqué par le choc. Cet hématome s’était constitué entre la table interne osseuse et la dure-mère, suite à la lésion de l’artère méningée moyenne. Mais les fuites sanguines étaient importantes, l’hématome était gros et a comprimé le tronc cérébral assez longuement.
— Quelles sont les conséquences ?
— Vu l’importance des lésions, la possibilité d’un coma profond, voire d’une aggravation de son état n’est pas exclue.
— Par aggravation, vous entendez…
— Nous saurons dans les heures à venir, mais il n’est pas tiré d’affaire. Il faut patienter. Nous avons essayé de joindre sa famille. Ses parents sont morts, eux aussi, dans un accident de voiture il y a quelques années. C’est une bien sinistre coïncidence.
Le chirurgien le salua et s’éloigna dans le couloir.
Une heure plus tard, Nicolas se tenait devant le lit de Pradier, en unité de soins intensifs. On l’avait autorisé à rester un quart d’heure dans la chambre.
Malgré un gros bleu au visage, ce salopard avait l’air de dormir paisiblement. D’épais pansements maintenus par un filet couvraient une partie de son crâne rasé. Une perfusion lui entrait dans le bras. L’autre membre semblait pris dans un maillage d’acier inextricable. Nicolas Bellanger observa le faisceau d’électrons de l’électrocardiogramme se déplacer sur l’écran et, régulièrement, opérer son brusque mouvement vers le haut, signifiant un battement du cœur.
Camille Pradier continuait à lutter.
Cette raclure s’accrochait à la vie.
Nicolas se rapprocha du lit et se pencha à l’oreille du patient.
— Où est-elle ? Où est Camille ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Il se tut, comme s’il attendait une réponse. Mais Pradier semblait loin, très loin d’ici.
— Je vais te dire un truc. T’as intérêt à te battre et à nous revenir très vite, parce que je te garantis que je vais me pointer ici tous les jours te chier dans les oreilles. Si elle est morte, je te tue. C’est aussi simple que ça.
Nicolas posa sa main sur le bras fracturé, enfonça ses doigts dans la chair bleue et jaune et appuya, les dents serrées.
— Pour Camille, fils de pute.
Le rythme cardiaque s’amplifia. Nicolas relâcha la pression et regarda sa main tremblante, les yeux hagards. Il se recula contre le mur en retenant son souffle. Puis sortit presque en courant. Il savait qu’il était désormais capable de tout.
Il devenait barge. Incontrôlable.
Il rentra chez lui, aux portes de la banlieue parisienne, près de Boulogne-Billancourt. Un appartement bien trop vide, sans vie, sans personnalité. Personne ne venait jamais ici, Nicolas n’était pas du genre à recevoir. Juste un terrier où il dormait, à peine décoré d’une bibliothèque aux étagères ployant sous le poids de ses nombreux livres anciens. En voyant les Lettres persanes, il pensa à une citation de Montesquieu qui n’avait jamais eu autant de sens que ce soir-là : « La tristesse vient de la solitude du cœur. »
Ce soir, il était plus seul que jamais.
Ce soir, il détestait sa vie de merde.
Il tira un plat préparé du congélateur et le fourra dans le micro-ondes. Il n’en mangea pas la moitié. Dans son canapé, face à la télé allumée sans le son, il but un grand whisky et sombra comme une masse, sans se sentir partir.
Il lui sembla émerger d’un lointain pays lorsqu’il entendit un téléphone vibrer. Il regarda l’horloge, il était exactement 6 heures du matin.
Il lorgna vers son portable, posé sur la table basse. Éteint.
Les vibrations venaient d’ailleurs.
Il se frotta le visage et se laissa guider. Ça provenait de la poche intérieure de sa veste.
Les vibrations s’arrêtèrent. Nicolas y plongea la main et récupéra un téléphone.
Celui de Camille.
Qui pouvait appeler à une heure pareille ? Encore le fameux Boris, qui avait déjà appelé à trois reprises depuis la veille ?
Une enveloppe s’afficha, annonçant l’arrivée d’un message. Nicolas composa le numéro du répondeur.
Une voix masculine.
« Mademoiselle Thibault, docteur Calmette à l’appareil. Je sais, il est tôt. Vous avez décidément une bonne, une très bonne étoile. J’ai eu un appel de l’agence de biomédecine, un cœur est arrivé. Même groupe sanguin, excellente compatibilité HLA. L’agence nous place en priorité jusqu’à ce soir, minuit grand maximum. Je ne leur ai évidemment pas parlé de votre refus de soin. Rappelez-moi en urgence. Si vous ne vous manifestez pas, le cœur partira malheureusement ailleurs. J’attends avec impatience votre coup de fil. Ça va fonctionner, cette fois, Camille. Vous voyez bien qu’il faut toujours y croire ? Cette chance était inespérée, et pourtant…
Appelez-moi ! »
Nicolas écouta le message deux fois et laissa tomber le téléphone entre ses jambes.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Que Camille devait de nouveau être greffée ? Pourquoi ? Son cœur — le cœur de Loiseau — était-il malade, dysfonctionnel ? Ça va fonctionner, cette fois. Était-ce pour cette raison que Nicolas avait senti Camille triste ? Qu’elle avait pleuré l’autre nuit à l’hôtel, alors qu’ils faisaient l’amour ? Qu’elle voulait que tout aille vite entre eux ?
Parce que ses jours sont peut-être comptés.
Il songea à ce métronome, dans la chambre d’hôtel. Le tic-tac lancinant… Camille avait peur du temps qui passait.
Elle savait peut-être qu’elle allait mourir.
Ce cœur, c’était une nouvelle chance. Un cadeau inespéré.
Nicolas s’empara de la bouteille de whisky et la fracassa de toutes ses forces contre le mur.