La grande caserne de gendarmerie qui rayonnait sur les départements au sud de la capitale se trouvait 18, rue Jean-Malézieux, à Évry, à proximité de l’autoroute du Soleil. L’endroit où les bâtiments étaient implantés était plutôt agréable, cerné d’arbres, de bureaux modernes, de terrains de sport. Mais Évry restait une ville de banlieue parisienne, avec ses quartiers sensibles, sa jeunesse en souffrance, dans les rames de RER matin et soir.
Nicolas Bellanger avait rendez-vous avec Fabrice Blaizac, le commandant de gendarmerie en charge du dossier Mickaël Florès. Ce n’était que le début de journée, pourtant il n’était pas en forme. Les réunions avec le juge, les comptes à rendre au divisionnaire, les hommes à gérer, la paperasse à régler, le tout tenant tant bien que mal dans des journées de seulement vingt-quatre heures. Au fond de lui-même, il se dit que c’était bien trop pour un seul homme.
Il avait avalé, une heure plus tôt, un cachet de Guronsan, histoire de se donner un coup de fouet. Il n’avait jamais touché à ces saloperies auparavant mais il ne voyait pas d’autre solution pour tenir.
En outre, les « petits problèmes » freinant l’enquête s’accumulaient. Le service juridique du CHR exigeait une autorisation du juge avant de leur donner accès aux données du personnel. Résultats : ils allaient perdre une journée. Ce même juge ne pouvait pas appuyer la demande d’identité sur la greffée du cœur de Daniel Loiseau puisqu’elle n’était, jusqu’à preuve du contraire, impliquée dans aucune affaire criminelle. Le centre de bioéthique était très strict sur ce point et ne voulait rien lâcher. Secret médical, protection des patients avant tout, et bla et bla et bla.
Ils n’avaient donc aucun moyen de la retrouver.
Nicolas s’enfonça dans le bâtiment et mit quelques minutes avant de trouver le bon étage. Ici régnait un ordre méticuleux, militaire. Sans âme. Le capitaine de police préférait le bazar qui régnait dans leurs combles, au 36. Les dossiers posés de travers les uns sur les autres, les objets personnels de chacun qui s’accumulaient dans les bureaux ou les open spaces…
La quarantaine affirmée, les cheveux ras et l’air déterminé, Fabrice Blaizac l’attendait dans son cube de béton et de placo et le salua chaleureusement. Les guerres de clan entre gendarmes et policiers se dissipaient avec le temps, et désormais nombre de données, de fichiers informatiques étaient mutualisés pour accroître l’efficacité des services.
Après quelques mots de politesse, les deux hommes embrayèrent sur l’affaire.
Nicolas fit un résumé clair, net et précis des grandes lignes de l’enquête qui l’avaient mené jusqu’à Mickaël Florès, avec des documents et des photos à l’appui : son dossier sur des enlèvements de jeunes femmes, leur remontée jusqu’à Daniel Loiseau grâce aux empreintes d’une des cambrioleuses, la visite de Mickaël Florès au commissariat d’Argenteuil. Il savait qu’il devait lâcher des infos, montrer sa bonne foi, pour que Blaizac agisse de même en retour.
Le commandant de gendarmerie examina attentivement les documents, posa quelques questions. Il apprécia la franchise de Bellanger et livra à son tour les élements qu’il possédait. Les deux hommes parlaient évidemment sous le sceau du secret : rien ne filtrerait en dehors de leurs services respectifs.
Il sortit des photos d’un dossier et les poussa devant lui.
— Ce sont des clichés de la première scène de crime.
Nicolas exprima sa surprise.
— Première scène de crime ? Pourquoi première ?
— Parce que le père aussi a été assassiné. Vous n’étiez pas au courant ?
Le capitaine de police secoua la tête, interloqué.
— C’est la police judiciaire de Rennes qui se charge de l’autre dossier. On bosse en accord, on se partage les informations, même si ce n’est pas toujours simple. Le mieux eût été une enquête diligentée par un seul service, mais comme vous vous en doutez, personne ne veut lâcher.
Bellanger observa le cliché et s’arrêta sur le visage du cadavre de Mickaël Florès. Cheveux longs et barbe épaisse. Du sang séché au bord des lèvres. Un corps vidé de son jus dans sa chambre, attaché sur une chaise. Deux cavités béantes à la place des yeux.
— Parlons du fils, d’abord. Mickaël, Juan, José Florès. Né le 8 octobre 1970, à la maternité de l’hôpital public Lariboisière, Paris. Il avait quarante et un ans au moment de sa mort.
Il marqua un silence, tandis que Nicolas scrutait avec soin chaque cliché. Celui montrant les yeux posés sur le lit lui laissa un sale goût dans la bouche.
— J’ai là un extrait du rapport médico-légal extrêmement intéressant, je vous lis : « Présence de groupes et arrangements linéaires de larges lésions de 1 à 5 mm, couvertes par des croûtes rouge-marron, quelquefois entourées par des érythèmes de 1 à 2 mm de large, qui se répartissent en zones avec des bords irréguliers et indistincts sur les bras, les jambes et le sexe. »
Il referma la pochette.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Nicolas.
— Qu’il a été torturé aux chocs électriques. Le légiste pense à l’application d’électrodes en forme d’aiguille à tricoter et alimentées par une batterie. On a fait des recherches, et, vu les lésions, on a estimé qu’il s’agissait d’une technique de torture qui a été utilisée principalement pendant la dictature en Argentine.
— La Picana, fit Bellanger.
— Je vois que vous connaissez.
Nicolas était stupéfait. Il n’y connaissait pas grand-chose à l’histoire de l’Argentine mais avait entendu parler des horreurs qui s’étaient passées là-bas, durant la fin des années 70, début des années 80, avec la dictature militaire.
— On se demande encore pourquoi les yeux ont été sortis de leur orbite et posés sur le lit. Peut-être une façon de nous souhaiter la bienvenue ? En tout cas, il y a de la technique chirurgicale, là-derrière. Ça a été fait proprement, laissant les globes oculaires intacts. D’après le légiste, cela nécessite le doigté d’un spécialiste. Chirurgien, ophtalmologue… Bref, on n’a pas affaire au premier venu.
Nicolas se rappela les tableaux de Rembrandt, le message dans la carrière, le mail envoyé depuis un centre hospitalier. Des connaisseurs, passionnés de dissection, qui se croyaient au-dessus des lois.
— Vous avez pu récupérer des traces, des empreintes ? demanda le capitaine de police.
— Non, son ou ses assassins n’ont rien laissé traîner. Sur place, on n’a rien trouvé. Aucun ordinateur, carte mémoire, téléphone portable, carnet de notes. Florès n’était enregistré chez aucun opérateur téléphonique, les gens qui bossent sur des sujets sensibles sont difficilement traçables et achètent souvent des téléphones jetables, des mobicartes ou possèdent des cartes SIM trafiquées. On a tout passé au crible, croyez-moi. On a aussi jeté un œil aux photos accrochées dans son laboratoire, on n’a pas pu en tirer grand-chose.
— Il y avait un endroit où elles manquaient, sur les murs. C’est vous qui les avez prises ?
— Non, c’était déjà ainsi. Sans doute l’assassin. On ne dispose d’aucune donnée sur ce que Florès a fait les derniers mois de sa vie, hormis les quelques traces administratives qu’il a laissées. Avec ses relevés de banque, on obtient des informations intéressantes mais difficilement exploitables.
Il sortit un paquet de feuilles, copies des relevés bancaires.
— Florès a beaucoup bourlingué à travers le monde pour ses reportages, mais ses derniers voyages sont l’Albanie, le Kosovo et, devinez…
Bellanger haussa les épaules.
— L’Argentine. Ça crée une connexion évidente entre l’assassin et lui, si on tient compte de la forme de torture qu’il a subie. Ces trois voyages sont regroupés entre la fin 2009 et la mi-2010, et ils n’étaient pas sous le coup d’un contrat ou d’une commande : Florès ne bossait pour aucun magazine, n’avait aucune demande de la part de ses différents employeurs, n’était pas accompagné. Depuis fin 2009, il semblait mener une quête personnelle dont il n’avait parlé à personne.
Il désigna un imprimé.
— Ses relevés de compte bancaire indiquent qu’il a passé environ un mois à divers endroits d’Albanie et dans la capitale du Kosovo, et enfin un peu plus d’un mois en Argentine. On a pu localiser les hôtels, les quelques restaurants où il a pris des repas. Beaucoup de coins paumés où on n’aurait jamais l’idée d’aller. Des retraits d’argent à droite, à gauche, des paiements par carte qui nous ont permis, globalement, de suivre sa trace, mais impossible de savoir quelles étaient ses activités ni la raison de ses voyages. Tout ça, c’est trop maigre pour qu’on exploite quoi que ce soit. On ne sait pas quoi chercher.
— Vous pourrez me laisser une copie de ces relevés ? Des photos de Michaël Florès également ?
— Sans problème. Vous ferez de même, je présume, avec votre dossier.
— Bien sûr.
Blaizac poussa une autre photo devant lui.
— Celle-là était sur l’un des murs de son laboratoire, noyée dans la masse, à l’opposé de celles qui manquaient. C’est la seule qui nous ayons trouvée en rapport avec ses derniers voyages. Ici, il s’agit encore de l’Argentine.
Nicolas observa le cliché. Il représentait un adulte de type hispanique, assis sur des marches. Il avait fait un cercle avec ses pouces et ses index et les avaient placés devant ses yeux comme s’il tenait des jumelles invisibles.
Le capitaine de police retourna la photo. L’écriture manuscrite de Mickaël Florès était bien là. Il était noté, au centre du rectangle : El Bendito, Boedo, Buenos Aires.
El Bendito… Le bienheureux.
— D’après les relevés bancaires qui correspondent à son séjour en Argentine, Florès a effectué un petit périple là-bas. Il est allé en juillet 2010 à Arequito, un patelin au beau milieu du pays, à quatre cents bornes de Buenos Aires, où il est resté quatre jours.
Il déplaçait en même temps son index sur une carte.
— Puis il est allé dans un hôtel appelé le Gran Guarani, situé dans la ville de Corrientes, à sept cents kilomètres au Nord de Buenos Aires, à quelques pas seulement de la frontière paraguayenne. Il y est resté trois jours, avant de voyager plus de trois semaines dans la capitale argentine, bougeant d’hôtel en hôtel presque tous les jours. Il a alors parcouru Buenos Aires en long et en large, quartier par quartier, semble-t-il. Son dernier hôtel avant son retour pour la France était situé dans le quartier Boedo.
— Là où il a pris la photo de cet homme…
— Exactement.
— Donc, il cherchait ce type-là en particulier dans Buenos Aires.
— C’est ce qu’on pense, oui.
— Et vous avez pu tirer quelque chose de ce cliché ?
— Impossible. Comment voulez-vous qu’on mette la main sur ce El Bendito ? Il y a plus de trente mille habitants dans ce quartier, Buenos Aires est une fourmilière. Et qui nous dit que ce type habite effectivement Boedo ? Tout cela est trop maigre pour qu’on l’exploite, même si l’on pressent que l’Argentine joue un rôle important. On a quand même creusé, appelé quelques hôtels où Florès a séjourné, envoyé les photos. Comme on pouvait s’y attendre, personne n’en avait le moindre souvenir, deux ans après.
Nicolas fixa de nouveau le portrait de cet homme qui formait des jumelles devant ses yeux. La Picana, l’Argentine… Cette photo était peut-être l’une des clés.
— Vous m’en ferez une impression couleur de bonne qualité ?
— Si vous voulez.
Bellanger embraya avec d’autres questions.
— Vous n’avez rien sur l’assassin ? L’enquête est au point mort ?
— Au point mort, oui. On n’a ni trace, ni mobile, ni suspect. Le fait que Mickaël Florès ait laissé lui-même très peu de pistes ne nous aide pas.
Le téléphone fixe sonna. Le commandant y jeta un œil et signala qu’il rappellerait plus tard. Ses yeux bleu-vert revinrent vers ceux de Nicolas :
— On a creusé la personnalité de Mickaël Florès. Un vrai baroudeur, comme vous pouvez vous en douter. Attiré par les sujets les plus sombres de notre monde. D’une part, c’était un type capable de se fondre dans le décor, un véritable caméléon. Tous ceux qui ont travaillé avec lui comme ses amis nous l’ont répété. Il n’hésitait pas à se déguiser, à revêtir différentes identités, à s’installer parmi une population durant plusieurs semaines. Bref, c’est ce qui lui a permis d’obtenir des clichés aussi forts que ceux que vous avez vus dans son laboratoire.
— Ils étaient impressionnants, en effet.
— Mais l’autre aspect de sa personnalité, c’est qu’il était prêt à franchir tous les obstacles pour atteindre ses objectifs, pour obtenir le reportage ultime. Pour sombrer au plus profond de l’horreur, quitte à laisser des crimes être commis sous ses yeux. Un peu à l’image de ces surfeurs qui recherchent la vague rêvée jusqu’à enfreindre toutes les règles de sécurité et à y laisser leur vie. Ses collègues nous ont tous fait part de ces obsessions qu’il avait à rechercher le pire en l’être humain. À traquer les pires déviances, les trafics les plus sombres, partout à travers la planète.
Il montra une grande photo en noir et blanc. Une jeune femme noire était en train d’agoniser sous le soleil, les lèvres pelées, attachée en croix à des piquets de bois au beau milieu d’une cour crasseuse.
— C’est un de ses clichés qui n’a jamais été publié, mais que l’un des rédacteurs avec qui il avait l’habitude de bosser nous a remis. Cette jeune femme était une malade mentale, dans un petit village du Ghana. Florès marque systématiquement, au dos de ses photos, le prénom de la personne photographiée et la ville.
Nicolas retourna le cliché. Afua, Ankaful.
— Là-bas, les malades mentaux sont considérés comme moins que rien, pire que des animaux. Elle était violée tous les soirs par ses trois frères. Florès a photographié ça… Et il n’a rien tenté pour sauver cette pauvre femme de cet enfer. Il aurait pu pourtant, ne serait-ce qu’en dénonçant les auteurs auprès de la police locale.
Il soupira.
— On a trouvé d’autres cas tout aussi monstrueux, je vous les mettrais en copie. Tout cela pour vous expliquer qu’il y avait autre chose que le reportage photo dans la quête de Florès. Quelque chose de plus profond, de plus… impalpable. Une volonté d’aller au bout du bout. De sonder les abysses de l’âme humaine. Quitte à se mettre lui-même hors la loi pour contempler le vrai visage du Mal. Sans nul doute ce qui a été la cause de sa mort.
Fabrice Blaizac fit venir un gendarme et lui demanda de faire toutes les copies nécessaires. Puis il ouvrit un autre dossier.
— On va passer au père, maintenant. Mais là, c’est dix fois plus gratiné.