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Les laboratoires de la police scientifique se situaient à même pas deux cents mètres du 36, quai de l’Horloge, de l’autre côté de l’île de la Cité.

En s’y rendant, Lucie croisa quelques touristes qui aimaient se photographier devant le Quai des Orfèvres, entre les voitures de police ou sur les marches du Palais de justice. Elle n’y prêta pas attention et rejoignit vite Guillaume Jasper, l’un des experts en informatique. Ce petit génie d’à peine trente ans était aussi à l’aise face à un ordinateur démonté qu’un légiste face à son cadavre. Il releva ses yeux de l’un de ses nombreux écrans lorsqu’il aperçut la lieutenant Henebelle. Il la salua, tira une chaise pour qu’elle s’assoie et tapota le dessus d’une unité centrale située à sa droite.

— C’est moi qui ai bossé sur le mail envoyé à Loiseau avec la photo de la tête coupée et qui ai donc établi que l’envoi avait été fait depuis le CHR d’Orléans. On dirait bien que cela vous a été utile, puisque vous avez récupéré cette bécane.

— Oui, fit Lucie. Ça a été un élément déterminant.

— Ravi de voir que mes informations ont porté leurs fruits. En espérant que celles que j’ai à vous fournir à présent vous aideront tout autant. Qu’est-ce que vous préférez ? Qu’on entre dans le technique ou pas ?

— Faites au plus simple et au plus rapide, répliqua Lucie. Juste les faits, si possible.

— Très bien. Craquer son… euh, accéder au contenu de son ordinateur n’a pas été compliqué, on contourne la sécurité Windows en deux temps, trois mouvements, ici. Première chose que j’ai tirée de sa bécane : il avait planqué des photos dans un dossier protégé. C’est ça qui est bien avec ce genre de dossiers : c’est ce que, nous, on voit en premier. Ça nous évite de chercher ailleurs.

Il en ouvrit un.

— Attention, c’est bien dégueu, prévint-il, pire que le coup de la tête coupée. J’ai du mal à comprendre comment un être humain peut faire une chose pareille.

Des photos s’affichèrent. Camille Pradier s’était photographié avec ses cadavres dans diverses positions, parfois nu, parfois habillé. Un large sourire aux lèvres. L’appareil photo était posé sur une table, on en voyait de temps en temps le coin au premier plan, et le cadrage était souvent mauvais. Sur l’une des photos, Pradier avait mis un masque de peau sur son visage.

— Quel taré… fit Lucie.

— Les plus anciennes remontent à quatre ans, et les plus récentes datent d’il y a quelques semaines, précisa Jasper. Ce malade avait l’air de s’amuser comme un petit fou dans son laboratoire.

Lucie fit abstraction de l’horreur des clichés et s’efforça de regarder, avant de revenir vers son interlocuteur.

— Vous avez découvert autre chose ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Oui, et c’est extrêmement intéressant. Je suis allé fouiner du côté des traces Internet. Pradier était prudent, il lançait systématiquement un programme de nettoyage après chaque connexion, mais ces outils suppriment les données en surface. Pour être clair, elles restent sur le disque dur, inaccessibles au commun des mortels mais pas à nous.

Il eut un petit sourire tout en manipulant sa souris. Une fenêtre s’afficha.

— Il s’est connecté à une messagerie instantanée appelée Digsby. Pradier n’y avait que deux contacts. L’un appelé Charon, et l’autre Macareux. Je n’ai pas encore eu le temps de creuser la piste Macareux, de voir si on a des traces le concernant. J’ai préféré me focaliser sur Charon.

— On sait qui est Macareux, le destinataire du mail avec la tête coupée. C’était en fait Daniel Loiseau. Et il est mort.

Jasper la fixa quelques secondes, avant de poursuivre :

— Ah, d’accord. Bon… Digsby est un logiciel gratuit qui permet, à Pradier et à ceux avec qui il discute, d’utiliser des serveurs proxy. Autrement dit, impossible de remonter aux machines qui communiquent et, donc, à leurs propriétaires. Pradier utilise un autre programme qui recherche des machines-relais pour lui, différentes à chaque connexion. On a affaire à des prudents. Mais vous le savez déjà.

— On le sait, oui.

— En revanche, on peut remonter jusqu’à la dernière machine-relais — la plupart du temps un ordinateur mal protégé — si elle n’a pas été éteinte ni elle-même été « nettoyée » depuis. C’est ce que j’ai réussi à faire, avec un peu de chance il faut l’avouer.

— Il en faut.

— J’ai donc pu récupérer une conversation que Camille Pradier a eue avec le fameux Charon, ce lundi, à 4 h 12 du matin.

Lucie sentit la tension monter. C’était la veille, cette sinistre nuit où Camille avait disparu. Celle où le directeur du laboratoire avait surpris son employé en train de sortir les cadavres de l’une des cuves.

Jasper ajouta, avant d’afficher une autre fenêtre à l’écran :

— Il y a un délai entre le moment où Pradier se connecte et celui où Charon répond. Ce dernier dormait probablement, son ordinateur ou son téléphone a peut-être sonné pour le réveiller, un truc dans le genre. Bref, deux minutes plus tard, les deux hommes étaient en ligne. Voilà ce qu’ils se sont dit…

Lucie lut en silence la conversation :

04 :12 :34 CP > Urgent…

04 :14 :23 Charon > Qu’est-ce qu’il y a ?

04 :14 :45 CP > Événement curieux au Styx ce soir. Une femme, jamais vue, trop de questions. A cherché à voir mon visage.

04 :15 :34 Charon > Flic ?

04 :16 :01 CP > Je crois pas. Truc bizarre. Elle a été greffée du cœur. Plein de cicatrices sur le ventre, aussi.

04 :16 :12 Charon > Comment tu sais ?

04 :16 :27 CP > Je l’ai enlevée et fouillée.

04 :16 :42 Charon > Enlevée ? Comme ça ? T’es taré ?

04 :17 :07 CP > Pas d’inquiétudes. Pris toutes les précautions. Suis pas suivi, c certain. On doit savoir qui elle est. D’où elle vient.

04 :17 :38 Charon > Et si c juste un hasard ? Une greffée intéressée par le Styx ? Loiseau était bien flic, après tout.

04 :17 :59 CP > Je crois pas. Mais dans tous les cas, elle va te brancher. Ai vu sa carte de groupe sanguin : B.

04 :18 :17 Charon > Parfait. Reste à vérifier la compatibilité. Ai justement deux ou trois demandes urgentes. Elle est où ?

04 :18 :38 CP > À la ferme. Déposée avant de venir au labo. Truc à faire ici.

04 :18 :48 Charon > Quel truc ?

04 :18 :53 CP > Rien qui te concerne. Tu t’occupes d’elle ?

04 :19 :29 Charon > Suis pas dans le coin, peux pas pour l’instant. Garde-la au chaud jusqu’à demain soir, je vais voir pour me libérer. Rentre chez toi, sois prudent. Si pb, tu disparais. Me contacte plus d’ici là.

C’était terminé. Lucie relut la conversation plusieurs fois. On était mardi, début d’après-midi. Pradier, qui avait eu son accident, n’avait pas pu retourner auprès de Camille pour lui faire du mal.

Donc, la jeune femme était encore vivante, enfermée quelque part depuis la veille au matin. Si elle en croyait les derniers mots de Charon, il y avait une chance pour que celui-ci la retrouve seulement ce soir.

Mais il y avait aussi un risque qu’il soit déjà passé.

Ai justement deux ou trois demandes urgentes.

Ça voulait sûrement dire qu’ils allaient l’opérer.

Voler ses yeux, ses reins, pour les greffer sur des « clients », et se débarrasser d’elle.

Mais Lucie préféra chasser ces pensées sombres et se dire qu’il ne restait que quelques heures avant que Camille tombe entre les mains de ce monstre.

Elle releva les yeux vers le spécialiste.

— On n’a rien d’autre sur l’ordinateur ? Une idée sur ce que pourrait être cette ferme ?

Jasper secoua la tête, tout en remettant à Lucie une feuille imprimée avec la conversation.

— Trop tôt pour le dire, j’ai fait au plus rapide. Faut encore que je fouine, mais il n’y a pas de liens stockés dans le navigateur, pas d’historique ni de cookies, ni de messagerie client. J’ai fait une recherche d’images, de vidéos, je n’ai rien trouvé d’autre que les photos que je vous ai montrées. Je vais jeter un œil dans les documents, mais j’ai peu d’espoir. À première vue, le reste, c’est uniquement professionnel. Je vous tiens au courant dans tous les cas.

Lucie le remercia et rejoignit son service au trot, avec une petite idée en tête. Elle pensait aux facturettes d’essence, cet endroit où Pradier semblait régulièrement se rendre. Elle s’approcha de Jacques Levallois, rivé à son écran.

— Dis, tu sais si Pradier avait une autre propriété que celle de Chécy ?

Le lieutenant regarda sa montre.

— Le contact de Nicolas aux impôts est justement en train de chercher dans le foncier. Il doit me recontacter d’un instant à l’autre. Pourquoi ?

Lucie lui tendit l’imprimé avec la conversation. Levallois en prit connaissance. Il releva des yeux graves vers Lucie.

À ce moment, son téléphone sonna.

— C’est lui, dit-il dans un souffle.

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