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Les anciens abattoirs étaient encore dans leur jus.

C’étaient d’immenses blocs de béton monolithiques plantés à proximité d’une centrale électrique et d’interminables lignes de containers entreposés sur la zone portuaire du Havre. Le bâtiment des années 50 était protégé par un haut mur, des barbelés, mais avait un point faible vers l’arrière, au niveau d’un grillage branlant. Ce fut par là que Camille et Guy Broca entrèrent, alors que l’orage grondait, au loin, répandant ses gris saumâtres loin au-dessus de leur tête.

Un signe, peut-être, cette météo capricieuse.

Midi sonnait quand ils se faufilaient par une porte métallique défoncée à coups de masse et évoluaient dans les entrailles du monstre. Il fit soudain plus frais dans le bâtiment. Le flic retraité éclairait devant lui avec une lampe torche.

Le téléphone de Broca se mit à vibrer, alors qu’ils longeaient des rails de saignée. Il regarda le numéro, s’excusa et s’éloigna de quelques mètres, laissant Camille seule. Sa voix résonnait en écho contre les parois invisibles. Sans transition, la jeune femme sentit l’histoire de l’ancienne structure s’abattre sur ses épaules. Cet endroit avait abrité, entretenu, banalisé la mort. Au plus profond de son esprit, Camille eut l’impression d’entendre les animaux hurler.

Pourquoi Broca l’amenait-il dans ce trou ? Qu’y avait-il encore à voir, six mois après les faits ? L’homme avait sans doute besoin de venir brasser ces ténèbres parce que, quelque part, il était encore habité par son affaire. Qu’il avait besoin, de temps en temps, de raviver le feu de l’enquête.

Broca revint enfin vers elle, après avoir discuté longuement.

— Je suis désolé. Ma femme, vous savez…

Il s’avança sans préciser davantage. Ils marchèrent cinq bonnes minutes dans cet incroyable dédale de salles d’abattage, de postes d’observation, d’ateliers de découpe. Des crochets pendaient encore, de gros bacs d’échaudage ouvraient leurs gueules avides de sang. Au plus profond du bâtiment et de l’obscurité, Broca s’arrêta devant une porte en métal entrouverte, qui portait encore quelques traces de scellés aujourd’hui disparus.

Il se tourna vers Camille.

— C’est là-dedans que ça s’est passé, voilà six mois. On n’est pas les premiers à passer, les curieux et amateurs de sensations fortes sont venus hanter les lieux en nombre, mais les traces sont toujours là, indélébiles.

Ils entrèrent. La torche révéla des flaques sombres au sol. La pièce avait été vidée. Il demeurait l’odeur du renfermé, de la poussière. Celle du sang avait disparu.

La voix de Broca résonna soudain :

— Il y a d’abord ceci, écrit avec le sang de la victime.

Il pointa le mur d’en face, sur lequel était inscrit un symbole d’environ dix centimètres de diamètre : trois cercles concentriques.

— Une idée de sa signification ? demanda Camille.

— Non. Le sens de cette signature est toujours resté mystérieux.

Camille prit une photo avec son téléphone portable. Broca parla dans son dos :

— Savez-vous que le sang d’une carotide tranchée peut être projeté à plusieurs mètres ? Pour peu que vous rajoutiez un point de compression, et là, vous avez l’impression d’arroser une pièce au jet d’eau. Regardez derrière vous…

L’œil jaune se dirigea cette fois vers le mur de gauche et en éclaira les catelles blanches.

Camille resta là, immobile, le souffle coupé.

Le mur était couvert de gouttes de sang, sur deux mètres de large au moins, et autant en hauteur.

Sauf à certains endroits.

Des formes avaient fait obstacle au flux de liquide.

Des formes humaines.

— Voilà pourquoi je vous ai parlé du spectacle anatomique de l’époque de Vésale, souffla le retraité. On a estimé que deux personnes observaient. On pense à des adultes.

Soufflée, Camille s’approcha de cette empreinte en négatif de la scène de crime.

Ce qu’elle découvrait allait au-delà de toute norme, de toute logique.

— Difficile d’être précis sur leur taille, poursuivit le retraité. Leur empreinte a été marquée par le sang vraisemblablement propulsé par la carotide. Je crois que… que l’exécuteur a même tourné le cadavre au bout de ses cordes, à droite, à gauche, pour que le sang arrose bien le mur. Comme s’il voulait nous faire prendre conscience qu’il n’était pas seul. Que quelqu’un l’accompagnait pour voir ça. Et pour se baigner dans le sang d’un mort.

Une monstruosité. Et Loiseau ne pouvait pas être de la partie, puisqu’il était déjà mort.

— Pourquoi ont-ils fait une chose pareille ? questionna Broca. Pour « s’amuser » ? Pour montrer leur toute-puissance ? Pour se foutre de notre gueule ? Aussi dingue que cela puisse paraître, on n’a retrouvé aucune trace de sang à l’extérieur de cette pièce. Les observateurs étaient peut-être nus, ou en combinaison. Peut-être même qu’ils ont participé à la boucherie. Trois tueurs, vous vous rendez compte ?

Camille imaginait la scène : une espèce d’orgie tribale de types nus, devant un cadavre suspendu et crachotant ses litres de sang par les artères. Florès avait été exécuté par trois monstres. Quels malades avaient pu faire une chose pareille ? Et pour quelle raison ? Que cherchaient-ils à travers ces horreurs ?

La jeune femme n’y comprenait plus rien.

Broca avait raison : tout cela dépassait l’entendement.

Elle essaya de se concentrer, de synthétiser l’ensemble de ses découvertes pour en tirer quelque chose. Un fil rouge, une nouvelle piste à explorer.

— Et, hormis les meurtres sauvages du père et du fils, il n’y a jamais eu d’autres crimes similaires ? demanda-t-elle.

Guy Broca déplaçait son faisceau sur chaque forme, épousant les contours qu’on devinait à peine. Camille en profitait pour bombarder de photos, comme avaient dû le faire tant et tant d’aventuriers en quête de sensations fortes.

— Pas à ma connaissance. Ce qui s’est passé dans cet abattoir est un acte unique, isolé. Ce qui renforce le fait qu’il s’agit probablement d’une histoire liée à la famille Florès. À son passé, ou aux sombres recherches menées par le fils. Mickaël est peut-être tombé sur quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir.

Il la précéda et sortit de la pièce. Camille jeta un dernier coup d’œil et le suivit.

Malgré les gros nuages noirs, elle fut heureuse de revoir enfin la lumière du jour et s’emplit les poumons d’air frais.

— Est-ce qu’une Maria, habitant Valence, ça vous dit quelque chose ? demanda-t-elle.

Elle songeait à la photo trouvée dans le grenier de Mickaël : le portrait de cette femme enceinte, entourée de deux religieuses. Elle se rappela d’ailleurs que, à ce propos, Boris ne l’avait toujours pas recontactée.

— Jamais entendu parler. Valence en Espagne, vous voulez dire ?

— Je crois, oui…

Il la sonda au fond des yeux.

— Qui est-ce ? demanda-t-il. Quel est le rapport avec les Florès ?

— Il n’y en a pas, mentit Camille. Juste une identité qui est ressortie avant que je croise le chemin des Florès.

Broca ne sembla pas détecter le mensonge. Ou, en tout cas, il n’insista pas.

— J’ai étudié l’histoire de cette famille, fit-il, pour essayer de comprendre les raisons d’un tel massacre. Il y a de nombreuses zones d’ombre dans l’histoire des Florès, j’ai tout consigné dans le dossier.

— Je peux y jeter un œil ?

— Voilà ce que je vous propose : on va déjeuner dans une brasserie du centre-ville, puis on rentre chez moi. Je vous prête le dossier. Il y a tout ce qu’il faut savoir sur la famille, vous y verrez mes notes, mes recherches, mes suppositions. Vous le feuilletez et voyez si cela vous parle.

Camille trouva la proposition alléchante.

— Ce serait parfait. Mais… votre femme…

Sous le faisceau, les yeux de Broca transpercèrent ceux de Camille.

— Ma femme ne nous causera aucun problème.

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