— C’est horrible, ce que vous me dites là.
Gilles Lebrun, la cinquantaine, était un homme au crâne dégarni et à la mine plutôt joviale. Corps modelé façon quille de bowling. Il résidait dans une belle maison en brique avec véranda qui donnait sur un grand carré de pelouse agrémenté d’une balançoire. Diverses photos dans des cadres indiquaient qu’il était marié, avec des enfants.
L’annonce faite par Sharko et son chef Bellanger lui avait mis un coup. Il s’était assis sur la banquette de son salon, le visage subitement crayeux.
— Un tunnel sous le bunker… Je n’étais pas au courant, mon père ne m’en a jamais parlé.
Les flics gardaient le silence. Bellanger, d’un mouvement de tête, l’incita à poursuivre ses explications.
— Il est mort il y a cinq ans. Il est venu s’installer dans sa maison en 80. Il a peut-être découvert la carrière par hasard et a gardé cette trouvaille pour lui ? On ne communiquait pas beaucoup, tous les deux, nos rapports ont toujours été froids… C’est lui qui a creusé le sol du jardin pour déblayer le bunker qui s’était affaissé, les propriétaires précédents n’avaient jamais rien fait et avaient tout laissé à l’abandon. Mon père l’a ensuite aménagé en lieu de stockage. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais des bunkers, ce n’est pas ce qui manque, dans le coin…
Il se tut, les yeux dans le vague. Bellanger et Sharko s’installèrent en face de lui. Les équipes de la BAC avaient regagné leur véhicule, tandis que le lieutenant Levallois attendait les techniciens de police scientifique au niveau du bunker.
Le capitaine de police poussa l’appareil photo devant lui.
— Vous avez déjà vu cette fille ?
Lebrun considéra l’écran avec une grimace et secoua la tête.
— Non, jamais. Elle est sacrément mal en point. Et ses yeux…
— Ça faisait sûrement longtemps qu’elle était enfermée là-dessous, au bout du jardin de votre père.
— C’est immonde. On en entend tous les jours, des histoires comme ça, mais là. C’est une petite ville tranquille ici, jamais je n’aurais cru que…
— Vous louiez la maison, d’après l’employé de mairie. Parlez-nous de vos derniers locataires.
L’homme partit se chercher une bière et en proposa aux policiers, qui préférèrent de l’eau. Après les avoir servis, il vida un bon tiers de sa canette, cul sec.
— Il était seul et s’appelait Olivier Macareux. Il avait toujours une casquette visée sur la tête et portait des lunettes de soleil, je pourrais vous le décrire mais ce ne sera pas vraiment précis. Un type discret, jamais le moindre problème.
— Quelle tranche d’âge ?
— La trentaine, je dirais. Plutôt petit, et assez maigre. Il est venu me voir il y a un peu plus de deux ans, en me disant que ça l’intéressait de louer la maison de mon père. Je n’avais jamais eu l’idée de la louer, je commençais juste à penser la vendre. Qui viendrait louer une baraque ici, à Saint-Léger ?
Bellanger avait sorti un petit carnet Moleskine à couverture en cuir, un stylo Waterman. Il notait les éléments essentiels. Sharko fixait leur interlocuteur sans ciller : les bouts de ses doigts tremblaient chaque fois qu’il buvait une gorgée.
— Et pourquoi ce Macareux s’était-il installé dans votre patelin ? demanda-t-il.
— Il disait qu’il bossait sur Noyon, à une quinzaine de kilomètres d’ici. Une activité dans le marketing, je ne saurais vous donner plus de détails. Il voulait habiter un coin tranquille, au cœur de la nature. Il m’a demandé combien je la lui louerais. J’ai proposé un prix, il a immédiatement accepté. Ça s’est fait aussi simplement que ça.
Il secoua la tête, la canette serrée entre ses mains.
— Il devait être au courant pour le tunnel, fit Bellanger, c’était sans doute sa motivation première pour louer cette maison-ci, précisément. Votre père voyait beaucoup de monde ? Y a-t-il des personnes à qui il aurait pu confier l’existence du souterrain ?
— Il habitait là depuis plus de trente ans. Avant sa retraite, il prenait la route presque tous les jours pour aller travailler en région parisienne. Il était plombier, et il aimait bien boire un coup après le boulot. Il allait souvent dans les cafés de la capitale et même à quatre-vingts balais il arrivait encore à traîner sa carcasse là-bas. Ça en fait du monde et des possibilités, non ? Mais, ce qui est sûr, c’est que le locataire connaissait mon père, il disait l’avoir déjà rencontré, par le passé. Peut-être pour une réparation.
Sharko se releva et ôta sa veste, qu’il posa sur ses genoux. Il ne put s’empêcher de jeter un œil à ses chaussures sales.
— Ce locataire était toujours seul ? demanda-t-il.
— Je crois, oui. En fait, on ne le voyait pas souvent. Parfois, il ne venait pas pendant des jours. Même quand il était là, les lumières restaient souvent éteintes le soir, sauf dans la petite chambre, en haut. Elle brillait longtemps la nuit. À se demander si ce type dormait…
— Comment réglait-il ?
Lebrun marqua un silence, il était nerveux.
— Liquide. On préférait, tous les deux.
— Je vois… Et donc, vous n’avez jamais demandé de factures ni même vérifié son identité, évidemment ?
La gorgée de bière qu’il s’enfila était en soi une réponse. Il reposa la canette vide devant lui.
— Il était réglo, mais du jour au lendemain il n’est plus jamais revenu.
Sharko et Bellanger échangèrent un rapide regard.
— Racontez-nous, fit le lieutenant.
— Ça remonte à l’été dernier. Je n’avais pas reçu le loyer d’août. D’ordinaire il déposait toujours une enveloppe dans ma boîte aux lettres, le 1er ou le 2 de chaque mois. Jamais un jour de plus. Après plusieurs relances, j’ai compris qu’il n’était plus là…
L’été dernier… Cela faisait peut-être plus d’un an que la pauvre fille errait dans les tunnels, puisant dans les énormes stocks d’eau et de conserves. C’était impensable, presque irréel. Perturbé, Sharko tenta de se concentrer sur les paroles de Lebrun.
— … Alors, je me suis permis de rentrer dans la maison. Et là, ça a été la grande surprise, parce qu’il n’y avait presque plus de mobilier. Plus de table de salon, de télé, juste deux ou trois meubles vieillots. Même plus de frigo. C’était froid et morbide. Surtout dans la chambre.
Sharko se pencha vers l’avant.
— Qu’y avait-il dans la chambre ?
— Des cadres, accrochés au mur. Des trucs immondes. Ça me fichait les jetons. Et quelque part, maintenant que vous me parlez de cette pauvre fille, de ce souterrain… Oui, peut-être qu’il n’était pas net, finalement, ce type. Un pervers, un déséquilibré, quelqu’un dans le genre qui a décidé de ficher le camp sans prévenir personne. C’est pour ça qu’il gardait toujours ses lunettes de soleil et sa casquette.
Il hocha le menton vers une baie vitrée qui donnait sur un petit abri de jardin.
— Il y a six mois, j’ai tout vidé et nettoyé parce que mon frère et sa femme sont venus passer trois semaines dans le coin. Ils ont logé là-bas. Bon Dieu. Quand je pense que la pauvre femme était seulement à quelques mètres d’eux, sous terre.
Sharko imaginait aisément le sentiment d’horreur qu’il devait ressentir.
— J’ai vendu les meubles à une brocante, je n’allais pas les garder ici indéfiniment. Il me reste les tableaux.
— On aimerait les voir.
— Suivez-moi.
Ils se rendirent dans l’abri de jardin, qui avait bien souffert de la tempête : un petit volet était au sol et avait cassé une vitre. Les fameux cadres étaient entassés au fond, sans précaution, couverts de poussière. Pour les empreintes digitales, c’était fichu. Gilles Lebrun les souleva et donna un coup de chiffon sur la vitre. Il s’agissait en fait d’impressions en couleur, de reproductions protégées par une plaque en verre, et non de peintures originales. L’encadrement était simple, en lattes de pin.
— Avec un peu de chance, on aura peut-être des traces papillaires sur le papier, sous la vitre, confia Bellanger.
— Sauf s’il les a achetés avec la vitre, fit Sharko.
Les flics s’approchèrent et firent une grimace. Lebrun tira sa cigarette électronique de sa poche et la porta à la bouche.
— Quand je vous disais qu’ils étaient vraiment bizarres, ces tableaux.