Les mains nouées nerveusement l’une à l’autre, Camille attendait que son cardiologue lui annonce le résultat de ses examens.
Après sa chute au mont des Cats quatre jours plus tôt, on l’avait amenée aux urgences de l’hôpital Roger Salengro, au CHR de Lille. La jeune femme ne se souvenait de rien, hormis d’une douleur intense dans la poitrine.
Le docteur Calmette, la soixantaine, était en train de plaquer des clichés de sa coronarographie sur le négatoscope. L’opération chirurgicale avait consisté à injecter, à l’aide d’une sonde introduite dans l’artère fémorale, un produit de contraste iodé permettant de colorer les artères coronaires. Encore une fois, la jeune femme avait dû subir une IRM cardiaque, une anesthésie générale, le bloc opératoire, un réveil dans un lit anonyme, en chambre double qui plus est, avec une vieille râleuse. Trois jours complets de check-up dans l’hôpital cardiologique, qui lui avaient paru interminables.
En se retournant, le médecin remarqua qu’elle fixait les coupes colorées entre deux lames de verre, emballées de plastique transparent et posées sur le bureau. Sa biopsie…
— C’est pour vous, fit Calmette. Vous voyez, je n’ai pas oublié, cette fois.
— Merci.
— Certains collectionnent les timbres, d’autres les soldats de plomb, et vous…
Camille tira l’échantillon vers elle — une infime tranche de cœur entre deux lamelles — et le fixa avec intérêt, avant de le mettre dans son sac.
— Le cœur a décidé d’avancer notre rendez-vous trimestriel, on dirait, trancha-t-elle pour éviter de se justifier. Annoncez-moi une bonne nouvelle, docteur.
Calmette la suivait depuis plus d’un an et demi. Camille avait l’impression de s’être davantage confiée à lui qu’à son propre père. Il l’avait vue aux portes de la mort, méconnaissable, tandis que ses poumons se remplissaient d’eau, que ses reins ne purgeaient plus, que son cœur malade, paradoxalement, grossissait comme un jambon à mesure que ses battements diminuaient. La jeune femme se rappelait encore avec précision le jour où Calmette lui avait déclaré qu’il disposait d’un nouveau cœur pour elle, quelques semaines après les premiers symptômes.
Une chance inespérée vu la rareté de son groupe sanguin.
Le médecin rajusta ses petites lunettes rondes, l’air embarrassé. Il avait des airs de Gandhi mais avec des cheveux gris argenté coupés au bol.
— La bonne nouvelle, c’est que vous avez ressenti l’angor. Cela n’arrive que chez deux ou trois pour cent des personnes greffées du cœur.
Camille soupira imperceptiblement. Avant même de sortir du ventre de sa mère, elle était déjà touchée par les faibles pourcentages, les cas particuliers : il lui arrivait toujours ce qui n’arrivait à personne d’autre.
Le médecin poursuivit ses explications :
— Il s’agit d’une douleur vive dans la poitrine que le receveur, normalement, ne peut pas ressentir. Lorsqu’on prélève le cœur chez un donneur, on sectionne évidemment toutes les terminaisons nerveuses. Ces dernières ne sont jamais rétablies chez le receveur. Durant l’opération de greffe, on reconnecte les veines, les artères, pas les nerfs. Et donc, dans la plupart des cas, le greffon est insensible à toute douleur. On pourrait vous planter une aiguille dans le cœur, vous ne sentiriez rien.
— Alors, pourquoi est-ce que j’ai eu mal ? Pourquoi j’ai ressenti cette douleur du cœur ?
Calmette s’assit face à Camille, de l’autre côté du bureau. Depuis sa greffe, sa patiente n’avait jamais parlé du cœur comme du sien, elle ne disait jamais « mon cœur », mais « ce cœur », « du cœur », « le cœur ». Le médecin n’avait pas réussi à lui faire accepter que le myocarde qui battait désormais dans sa poitrine lui appartenait à cent pour cent.
— Dans de très rares cas, qu’on n’arrive pas encore à expliquer, les terminaisons nerveuses du greffon se reconnectent d’elles-mêmes avec le système nerveux de l’hôte, comme si le cœur étranger cherchait à conquérir son nouveau territoire. À s’intégrer complètement à son porteur, y compris jusque dans ses ramifications les plus complexes…
Camille sentit un frisson la parcourir. Elle imagina ce cœur se brancher à son organisme, se connecter à ses nerfs, comme un parasite qui chercherait à la coloniser, à la dévorer. Elle songea brusquement à ses rêves. Ce visage de femme qui l’appelait au secours, qui semblait lui parler au fond d’elle-même, là.
Depuis le cœur…
Elle secoua la tête, c’était stupide.
— Toujours en train de rechercher l’ancien propriétaire de ce cœur ? demanda Calmette.
— Vous le savez bien… Si je pouvais avoir les réponses qui sont dans le fichier Cristal, ça me faciliterait la tâche.
Cristal était le système d’information de l’agence nationale de biomédecine, qui établissait la relation entre le donneur et le receveur d’un greffon, et qui était certainement l’un des fichiers les mieux protégés : très peu de personnes y avaient accès, et encore moins de spécialistes connaissant à la fois le donneur et le receveur.
Le médecin considéra la jeune femme d’un air lourd de reproches. Il savait que certains greffés développaient des complications psychiatriques provoquées par une remise en question identitaire, surtout dans le cas des greffes cardiaques. Il ouvrit la bouche comme pour lui répéter une énième fois la même chose, et se mit finalement à pianoter sur son ordinateur.
Camille posa la main sur sa poitrine.
— Hormis cette histoire d’angor, tout va bien, donc, là-dedans ?
Le médecin désigna les clichés.
— Vos artères, vos veines sont saines, vous n’avez pas eu d’alerte de crise cardiaque comme on aurait pu le penser.
— Alors que s’est-il passé, dans ce cas ?
Le visage de Calmette se crispa. Il cliquait nerveusement sur sa souris. Il avait quelque chose de grave à dire, et il ne savait pas comment l’annoncer. La jeune femme sentit immédiatement le stress monter en elle.
— Je vous en prie, docteur. Dites-moi ce qui ne va pas.
Calmette inspira, puis tourna son écran vers son interlocutrice.
— Très bien. J’ai ici les résultats de l’IRM cardiaque que vous avez passée hier, ainsi que ceux de la biopsie de l’avant-veille. Pour être clair, votre greffon est abîmé, Camille.
Abîmé… Comme « en mauvais état », en « dysfonction », « fatigué ». Des mots qu’elle avait trop entendus, qui l’avaient laminée, abattue durant toutes ces années.
— Abîmé ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le cardiologue désigna des endroits de son écran qui affichait des cartographies du cœur.
— La paroi des cavités de votre cœur est en train de changer, l’évolution est très nette, et extrêmement rapide depuis votre dernière biopsie. Pour faire simple, les cellules normales, celles qui poussent votre cœur à pulser, sont progressivement remplacées par du tissu fibreux. Les conséquences sont des troubles du rythme, une augmentation de la rigidité myocardique, une réduction des cavités. Ce processus est malheureusement irréversible. Bientôt, votre cœur s’arrêtera de battre, comme pétrifié.
Il y eut un blanc. Le médecin avait tout lâché d’un coup. Camille sentit les larmes monter. Elle fixait les radiographies, les murs blancs, froids. Elle aurait aimé quelque chose de chaleureux pour y accrocher son regard. Une belle photo, un sourire, et non pas un décor de morgue. Sa vie, c’étaient des tranches de muscle cardiaque entre des lamelles et des clichés de poitrails sur des surfaces rétroéclairées. Elle n’en pouvait plus.
— Ce que vous me dites, c’est que… ce nouveau cœur, ce cœur qui a juste passé un an dans ma poitrine, est en train de mourir ?
— Il est rejeté par votre organisme. C’est ce qu’on appelle un rejet chronique. Votre greffon essaie de s’intégrer, mais votre propre corps n’en veut pas. Votre système immunitaire le considère comme un ennemi et fait tout pour le détruire. Il est en guerre contre lui.
Camille ne comprenait pas.
— Mais je prends mes immunodépresseurs ! Je me gave de cachets tous les jours !
Le médecin gardait un ton calme, horriblement neutre. Comme toujours.
— Les immunodépresseurs sont inefficaces lors d’un rejet chronique. Ce type de rejet est malheureusement la principale cause d’échec des transplantations cardiaques. Nous en avions parlé avant votre greffe Camille, vous étiez au courant des risques et…
— J’ai combien de temps ?
— Comme je vous l’ai dit, l’évolution est extrêmement rapide, c’est un cas très troublant. Je vais demander à…
Camille ne l’écoutait plus, elle avait envie de hurler. Hurler sa révolte, son impuissance. Cisailler à coups de lame ce corps qui se tuait lui-même. Elle le maudissait. Pourquoi n’acceptait-il pas ce fichu cœur ? Pourquoi le considérait-il comme un ennemi alors qu’il lui permettait de vivre ?
C’était comme un serpent qui chercherait à s’étouffer lui-même.
Incompréhensible.
— Combien de temps ? répéta-t-elle.
— Le tissu fibreux a sérieusement colonisé le muscle. J’ai rarement vu une évolution aussi rapide. C’est une question de semaines.
Tout s’enchaînait trop vite. Camille n’arrivait pas à réaliser : elle allait mourir, et pour de bon cette fois.
— On va trouver une solution, fit le médecin.
— Laquelle ? M’installer dans un lit d’hôpital, me brancher à des appareils en attendant que ce morceau d’un autre finisse par me lâcher comme un vieux moteur de voiture ? Je ne veux pas d’une fin dans un hôpital. Je suis là-dedans depuis que je suis née. J’en ai marre.
— Ne dites pas cela. Vous devez être hospitalisée immédiatement, et rester sous surveillance.
— Non. Je refuse l’hospitalisation, répliqua sèchement Camille.
— Réfléchissez bien. Les malaises risquent de survenir n’importe quand, on doit être là pour…
Elle secoua la tête avec conviction.
— S’il vous plaît, docteur. N’insistez pas. Je signerai un refus de soin sur mon dossier médical pour vous mettre hors de cause, l’hôpital et vous.
Calmette eut l’air dépité.
— Dans tous les cas, je vous réinscris sur la liste d’attente des greffes, en super-urgence. Il suffit d’un coup de chance au niveau des compatibilités, et vous passerez devant tout le monde.
Camille évalua la solution quelques secondes, et secoua de nouveau la tête.
— Je n’aurai plus la chance d’avoir un greffon compatible, vous comme moi le savons. Les délais sont trop courts, mon groupe sanguin trop peu répandu. Combien ? Moins de dix pour cent de la population possèdent mon groupe ?
Le médecin acquiesça en silence.
— Et puis, on est trop nombreux sur les listes d’attente, on est tous en super-urgence. Des gens meurent tous les jours dans leur lit d’hôpital parce qu’ils ne reçoivent pas d’organes.
Elle écrasa son index sur le bureau, partagée entre colère et dépit.
— Je connais parfaitement les chiffres, docteur, j’ai passé tellement de temps dans les hôpitaux que j’ai vu des gens mourir parce qu’ils ne recevaient pas leur rein, leur poumon ou leur foie. Je me souviens de leurs regards, de leur impuissance… Qu’ils soient pauvres ou riches, blancs ou noirs, c’est pareil, c’est terrible d’attendre la mort alors que la vie est partout autour, qu’elle vous nargue. La chance que j’ai eue, elle ne se présentera pas deux fois. J’ai déjà eu un cœur, tous ces gens en blouse qui choisissent les priorités ou les affectations préféreront laisser la vie à quelqu’un d’autre. La vérité, c’est que je vais moi aussi crever.
Le docteur Calmette la fixa dans le blanc des yeux, sans ciller.
— Vous déformez la vérité, on ne laisse jamais quelqu’un mourir sans faire tout notre possible. Et pour vous, il y a aussi la solution du cœur artificiel provisoire en attendant l’arrivée d’un greffon.
Camille secoua encore la tête. Elle avait déjà vu à quoi ressemblaient des patients qui portaient ce genre de « cœur ». Ils devaient se promener en permanence avec une grosse batterie sous le bras, reliée à des câbles qui pénétraient dans leur poitrine comme des hameçons dans la gueule d’un poisson. Des hommes-machines.
Elle se rappela les patients dialysés qui l’avaient traumatisée plus jeune, leurs visages gris, et eut la nausée.
— Non, non, fit-elle. Jamais.
— Pensez à ce cœur qui lutte en vous, qui s’enracine dans vos entrailles malgré la guerre intérieure. Un malade qui avait besoin d’un cœur est certainement déjà mort parce qu’il n’a pas pu avoir VOTRE cœur, celui-là même qui bat dans votre poitrine, aussi abîmé soit-il aujourd’hui. Vous n’avez pas le droit d’abandonner.
Camille retrouva ses esprits et lui rendit son regard.
— Dans ce cas, dites-moi au moins à qui il appartient, ce cœur. Que j’arrête de collectionner les biopsies et que je puisse au moins lui donner un nom, une identité, un visage. Que je sache enfin à qui je dois la vie, même si celle-ci se révèle plus courte que prévu. J’aimerais tant parler à la famille, voir des photos, discuter, avant de… mourir sans savoir.
— Vous vous acharnez. Je vous l’ai dit, redit, je ne…
— Vous pouvez savoir. Passez des coups de fil.
— C’est impossible. Tout est protégé, je vous garantis que ni moi ni aucune personne de cet hôpital ne connaissons l’identité du donneur. Tout est segmenté — le prélèvement, le transport, la greffe — pour que personne ne sache. Votre cœur est juste un code-barres dans Cristal, il n’a ni nom ni adresse. Seul le directeur de l’agence de biomédecine et quelques responsables travaillant à ses côtés connaissent les codes et ont accès au dossier d’origine du donneur, mais pour rien au monde ils ne parleront. Ne cherchez plus, ça ne rime à rien. Vous n’avez pas le droit d’aller voir la famille de votre donneur, de raviver un deuil qu’ils ont peut-être réussi à faire.
Camille rageait devant son impuissance. Elle connaissait le discours par cœur. Lois de bioéthique de 1994 : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. »
— Je ne peux pas faire autrement, c’est au fond de moi, vous comprenez ? Il ne se passe pas une heure sans que je pense à mon donneur, que j’essaie de l’imaginer. Quelle a été sa vie ? De quoi est-il ou est-elle morte ? Et… Et tout ça a empiré depuis que j’ai l’impression que ce cœur me parle. Qu’il réclame vengeance.
— Réclame vengeance ? Expliquez-vous.
Camille se livra. Elle n’avait plus rien à perdre, de toute façon.
— Je fais des rêves dans lesquels une jeune femme m’appelle au secours, j’ai… (elle plaqua son paquet de cigarettes sur la table) acheté ces saloperies alors que je n’ai jamais fumé de ma vie. La cigarette me dégoûte à tel point que vous ne pouvez l’imaginer. Comment vous expliquez une chose pareille, vous ?
Le médecin fixa le paquet de cigarettes, stupéfait.
— Les antirejets peuvent altérer vos envies et vos sens, le goût notamment.
— Je ne veux pas des explications scientifiques. De cette science qui n’arrive pas à me sauver. Il y a autre chose, j’en suis désormais certaine. Je vais peut-être mourir, mais pas avant d’avoir compris.
Elle chassa ses larmes naissantes avec le dos de sa main.
— Ce cœur, vous dites qu’il s’est reconnecté à mon système nerveux, qu’il se bat en moi, alors que mon propre corps veut le détruire. Ça n’est pas normal, ça défie les statistiques, c’est vous qui le dites. JE défie les statistiques, depuis que je suis toute petite. Existe-t-il un autre phénomène qui pourrait expliquer mes rêves récurrents, mes sautes d’humeur parfois et certains changements dans mes envies ?
Le médecin soupira et, après une longue hésitation, lâcha enfin :
— Il existerait bien quelque chose, oui. Même si les faits et les cas réels sont là, tous les médecins et scientifiques, moi y compris, rejettent ce phénomène en bloc.
Camille se pencha davantage au-dessus de la table.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Ce cœur vous transmettrait des souvenirs, des gestes, des goûts qui ne vous appartiennent pas, et qui seraient ceux de votre donneur. On appelle cela la mémoire cellulaire.