On sonna à la porte de l’appartement de L’Haÿ-les-Roses, en ce vendredi soir.
Il était 21 heures passées.
Lucie terminait les préparatifs dans la cuisine. Ils seraient quatre adultes à dîner, avec, au menu, cadavres et ténèbres.
Sa mère arrivait le lendemain matin, par le TGV de 8 h 13. Marie Henebelle avait tout de suite répondu présent à la demande de sa fille, même si le fait que Lucie reprenne son boulot de flic avec dix jours d’avance ne la réjouissait pas vraiment.
Lucie se précipita pour ouvrir. C’était Nicolas Bellanger, son boss, accompagné d’une femme au physique impressionnant. Il lui fit deux bises et la serra affectueusement contre lui, tapotant son dos.
— T’as plutôt bonne mine.
Lucie s’écarta un peu de lui.
— Certainement parce que vous en avez tous une mauvaise.
— Ça se voit tant que ça ?
— J’ai le même à la maison.
Bellanger fit les présentations avec Camille. Lucie l’accueillit avec un sourire.
— Ça ne te gêne pas trop qu’on débarque comme ça ? ajouta la capitaine de police. Franck pense que c’est le meilleur endroit pour mettre tout le monde à niveau. Toi y compris.
— Au contraire.
Son « invitée » portait un jean plutôt serré et une large tunique beige qui lui descendait jusqu’aux hanches. Peu maquillée, l’air crevée, elle aussi, comme si elle faisait partie de l’équipe de son chef.
— Nicolas m’a expliqué longuement au téléphone sur la route du retour, fit Lucie. On a été voisines, j’habitais Lille, quartier Vauban, et j’ai exercé à la PJ, boulevard de la Liberté. Mais mon presque mari de flic m’a kidnappée jusqu’ici !
— Mon quartier est un peu moins glamour que Vauban ou le centre de Lille. Béton et uniformes bleus à Villeneuve-d’Ascq. Mais bon, on s’y fait.
— Et vous êtes une vraie nordiste ?
— Vraie de vraie. J’ai grandi à Roubaix.
— Moi Dunkerque. Heureuse de vous recevoir, en tout cas.
Nicolas posa une bouteille de bordeaux sur la table ainsi qu’une chemise à rabats apparemment bien remplie.
— Au fait, Franck arrive tout de suite, dit Lucie. Il est parti chercher du pain. J’oublie toujours…
Bellanger prit une profonde inspiration.
— Demain, on t’attend au bureau. Difficile de rester loin de tout ça, hein, quand l’autre moitié part tous les jours au charbon ?
— Au lieu de fuir, on est comme irrémédiablement attirés. Même si ça nous fait mal et que, une fois dedans, on ne demande qu’à en sortir. C’est chaque fois pareil. Affaire après affaire, année après année. Il m’arrive souvent de haïr ce métier et, l’instant d’après, de me dire qu’il n’y a rien de mieux.
— Je suis du même avis, fit Camille. Il doit y avoir mieux que de passer ses journées en compagnie de cadavres, et pourtant…
La jeune femme demanda à se rendre aux toilettes. Lucie la regarda s’éloigner, il n’avait suffi que de quelques mots pour qu’elle accroche avec Camille. Sans doute parce qu’elles avaient les mêmes origines et que, il y a quelques années encore, elle aussi exerçait encore dans le Nord. Elle prit la veste de Bellanger et l’accrocha au portemanteau. Le capitaine de police mit les mains dans les poches de son jean, restant debout.
— Bon, je dois t’avouer que je ne crache pas sur des cellules grises supplémentaires, confia-t-il à Lucie. Pascal et Jacques ont la tête sous l’eau. Moi, je suis carrément noyé. Je tape à droite, à gauche, dans les autres équipes pour un peu d’aide, mais beaucoup de gars sont en congé. Ce fichu pont du 15 août est une vraie plaie.
— On ne peut pas reprocher aux gars d’être en vacances. En tout cas, heureuse d’en être. Mon bureau me manque.
— Tes ardeurs risquent d’être vite calmées, quand tu sauras. T’as pas cuisiné du saignant, j’espère ?
— J’ai dû faire dans l’urgence et l’efficacité. Spaghettis bolognaise.
— Avec le vin, ce sera parfait.
— C’est incroyable, cette histoire de greffe et de rêves dont tu m’as parlé au téléphone, murmura Lucie. Il y a encore des choses en ce bas monde qui ne trouvent pas d’explications, c’est rassurant, quelque part. Moi, je crois à tout ça. Les visions, les esprits, les coïncidences troublantes qui ne seraient pas que des coïncidences. Tout ce qui sort de la logique.
— Le plus horrible, là-dedans, c’est l’origine de son cœur. Porter un morceau de tueur en soi. C’est pire que… qu’avoir une grenade dégoupillée au fond de la poitrine.
Ils se turent lorsque Camille les rejoignit, et Sharko arriva dans la foulée avec des baguettes.
Bellanger fit de nouveau les présentations de cette équipe improbable : flic, chef, mère, gendarme, tous unis autour d’obsessions communes, avec cette même volonté d’aller au bout, de comprendre et résoudre.
Franck alla jeter un œil aux jumeaux endormis, les deux petites frimousses lui avaient manqué. Il caressa le front de Jules, le petit pli d’Adrien, puis retourna avec les autres.
Ils s’installèrent autour de la table du salon, transformant la pièce en une espèce de centre de commandement, distribuant de quoi écrire à chacun. Lucie avait servi l’apéritif : Martini rouge pour Camille et elle, whisky pour les hommes.
La gendarme du Nord ne refusa pas l’alcool, ce n’était pas un verre qui la tuerait. Elle sourit intérieurement à ce trait d’esprit et observa à la dérobée les porte-bébés, les bavoirs et les biberons qui traînaient un peu partout. Puis elle jeta un œil aux deux flics, en face d’elle. Franck et Lucie… Comment s’étaient-ils rencontrés ? Ils semblaient heureux, en tout cas, et s’aimaient. Ça se voyait à leurs regards, à leur complicité.
Nicolas Bellanger, quant à lui, resta debout, les mains appuyées sur le bois, sa pochette et un paquet de cigarettes devant lui. Il avait mal aux articulations, un peu au crâne à cause des comprimés excitants, mais se garda bien de le montrer.
Il fixa Camille dans les yeux.
— Je vais devoir faire passer la pilule à mon commissaire divisionnaire en lui expliquant que je vous mets au courant. Aussi, je ne vous cache pas que j’ai fait une requête concernant vos états de service. Discrètement, bien sûr. Ils sont irréprochables.
— Merci.
— Je vais faire passer ça comme on fait avec les indics. Ils existent sans exister, leurs noms ne figurent nulle part, mais ils aident. Ça vous va ?
— Parfait.
— Rien de ce qu’on va se dire ne doit sortir d’ici, je veux être le seul référent, le seul juge de ce qui doit être fait ou pas. On doit être carrés, rien ne doit filtrer.
— Nos intérêts sont communs, répliqua Camille.
Bellanger approuva, au moins elle n’était pas contrariante. Il se tourna vers Lucie.
— Quant à toi, j’ai fait tout ce qu’il faut auprès de l’administratif. Tu signeras quelques papiers demain matin, en arrivant au 36. Officiellement, tu réintègres. Tout le monde est OK ?
Il récolta une série d’acquiescements, puis revint vers la nouvelle recrue. Il parut troublé une fraction de seconde. Durant tout le trajet, il avait eu en tête l’image de cette grande silhouette qui lui tournait le dos, à Étretat. Quelque chose l’avait marqué à ce moment-là, sans qu’il puisse en définir la raison.
— Euh… Je propose que vous commenciez par nous raconter en détail votre enquête. Ensuite, on vous délivrera tout, depuis le début, à Lucie et vous. Car, comme vous l’avez peut-être déjà compris, Lucie abrège son congé maternité. Elle vient d’être maman…
— … de jumeaux visiblement, termina Camille. Mes félicitations.
— Merci.
Camille adressa un sourire amical à Sharko, porta son verre à ses lèvres et en but une petite gorgée. Elle n’avait jamais touché à une goutte d’alcool de sa vie, mais le goût sucré ne lui parut pas si inconnu que cela. C’était plutôt agréable, comme la peau d’une pêche sur la langue.
— Très bien, fit-elle. Sans mensonges ni tabous.
Et elle se mit à tout expliquer depuis le début. Sa greffe l’année d’avant, les rêves récurrents, son obsession de retrouver le propriétaire du cœur, qui l’avait menée jusqu’à Daniel Loiseau.
Elle expliqua la notion de mémoire cellulaire, concept qui souleva beaucoup d’interrogations. Puis elle parla aussi de sa visite chez Mickaël Florès. Oui, elle était entrée par l’arrière parce que c’était défoncé, et que, au fond d’elle-même, quelque chose l’y avait poussée.
— Il faut que je vous montre un truc, confia-t-elle. C’est dans le coffre de ma voiture, et ce serait peut-être… malvenu de l’amener ici.
— Pourquoi donc ? répliqua Lucie.
— J’ai trouvé un petit cercueil dans le grenier de Florès.
Elle fixa Nicolas, qui la regardait avec gravité.
— J’ai jeté un œil, avoua-t-elle. Vu l’état de la toiture, je me suis inquiétée. Le cercueil devait être caché derrière un ensemble de rouleaux de laine de verre, mais la tempête l’a mis au jour. Je… je l’ai emporté.
— Faites voir, fit Bellanger.
La voiture de Camille était garée juste en bas de la résidence. Ils descendirent tous pour observer les petits ossements. Lucie se força à regarder, mais elle éprouva un dégoût profond. Le crâne n’était pas plus gros que celui de ses jumeaux. Sharko lui prit la main.
Cinq minutes plus tard, ils étaient tous, de nouveau, autour de la table, avec l’album photo des Florès, la photo de Maria encadrée des deux religieuses et son enveloppe devant eux. Les os étaient passés du coffre de Camille à celui de Nicolas Bellanger.
— Un collègue à moi qui n’est au courant de rien m’a aidée à localiser cette Maria, dit Camille. Elle s’appelle Maria Lopez, elle est actuellement internée dans un hôpital psychiatrique proche de Barcelone. C’est là-bas que doit se poursuivre ma route.
Elle pointa du doigt le ventre bombé sur le cliché en noir et blanc.
— J’ai l’impression qu’un des secrets de la famille Florès se cache dans cette grossesse. C’est ma partie de l’enquête, je vous demande de me la laisser. En route, j’ai réservé un vol pour Barcelone, l’avion décolle demain à 13 heures. Évidemment, je vous tiendrai au courant de toutes mes découvertes.
Sharko voyait à quel point Lucie dévorait des yeux Camille. Les deux femmes n’avaient rien en commun du point de vue physique, mais il reconnaissait sa compagne dans l’acharnement dont faisait preuve la jeune gendarme. Les gens du Nord portaient sans doute le lourd héritage de leurs ancêtres, ce peuple de forçats qui arrachait le charbon du fond des mines et laminait l’acier.
Bellanger, de son côté, réfléchissait. Il n’avait pas envie de jouer les fortes têtes et ne pouvait se permettre de se passer d’un renfort supplémentaire.
— Ça doit être jouable.
Camille hocha la tête, puis montra les deux photos sur Loiseau qu’elle avait « empruntées » sur le mur, consciente que, désormais, ces flics pouvaient lui poser de graves problèmes. Mais elle sentait qu’elle pouvait leur faire confiance.
— Bon… Ce n’est pas tout, poursuivit la jeune gendarme. Tant qu’on en est aux révélations…
Elle raconta ses découvertes sur Dragomir Nikolic, chef du réseau de cambrioleuses. Sa visite là-bas, les confessions du Serbe… Chacun l’écoutait avec attention, surpris, déboussolé par ce récit improbable d’une greffée qui portait le cœur d’un flic meurtrier. Une jeune femme qui avait accompli, seule, le boulot de dix policiers, outrepassant toutes les règles. Difficile d’imaginer la douleur de cette inconnue qui vivait avec une parcelle de ténèbres en elle. Difficile également de ne pas éprouver de la compassion pour celle qui resterait à jamais hantée par un monstre défunt.
Camille sentait que son auditoire était touché, peut-être parce qu’elle était vraie, sincère, et qu’elle ne cherchait, en définitive, que la vérité. Le capitaine de police ne la lâchait pas des yeux, comme s’il l’encourageait, la soutenait.
Leur rencontre avait été si explosive !
Psychologiquement violente.
Elle conclut avec sa visite chez Guy Broca. La seule chose dont elle n’avait pas parlé, c’était son espérance de vie, le cœur qui devenait pierre, ses crises violentes qui la mettaient au sol. Elle voulait paraître forte, combative, prouver qu’elle était compétente et en pleine possession de ses moyens.
Il le fallait pour poursuivre.
Lucie ne détachait plus ses yeux de Camille. La gendarme était une vraie tête brûlée, acharnée, prête à tout et durement frappée par le destin. Un destin qui l’avait amenée ici justement, entre ces murs anonymes d’un petit appartement de la banlieue parisienne. Lucie se dit qu’il n’y avait sans doute pas de hasard. Que certaines destinées, dans ce bas monde, étaient faites pour se rencontrer.
— Je suis consciente que, avec ce que je vous ai raconté, avec ce que j’ai « emprunté » chez Mickaël Florès, je risque de sérieux problèmes, ajouta Camille. Agression, vol sur ancienne scène de crime, intrusion, j’en passe. Mais ce que je vis, cette quête que je poursuis, ça défie toute logique. Plus rien ne compte à part ça. Plus rien…
Son regard se perdit dans le vague. Épuisée, elle plongea les lèvres dans son verre. Nicolas Bellanger mit également du temps avant de reprendre la parole, soufflé par son récit. Sa nuit et sa journée avaient été interminables, le Guronsan lui tapait sur le système, et tout se mélangeait dans sa tête.
— Bon… On va éviter de parler de ces photos de Daniel Loiseau, elles n’existent pas. Elles n’ont jamais existé. Tout le monde est OK ?
Sharko, Lucie et Bellanger se mirent d’accord d’un regard. Le capitaine de police avait besoin d’une équipe soudée. Et elle l’était. Les flics étaient une famille. Sa seule famille, aujourd’hui.
Il se sentit en confiance et poursuivit :
— Très bien. Pour le cercueil avec l’album et l’enveloppe… on va s’arranger pour les trouver nous-mêmes, dès demain, en racontant qu’on voulait jeter un œil au domicile de Florès, et que cette histoire de toiture nous a menés au grenier… Je vous laisse le voyage en Espagne, mais ce n’est pas impossible que l’un d’entre nous mette les pieds là-bas pour « officialiser » vos découvertes, si vous en faites. Autrement dit, pour être très clair, on se les appropriera. Je suis désolé, mais c’est nécessaire pour avoir un dossier judiciaire clean. C’est la seule façon de fonctionner.
— C’est normal, répliqua Camille. Je ne cherche aucune gloire personnelle, je n’y vois donc pas d’inconvénients.
— Parfait. On va se charger de l’analyse du squelette, je le fais partir pour l’anthropo dès demain.
Elle approuva d’un mouvement de tête.
— Quant à Nikolic, il est sûrement entre les mains des collègues de Reims, continua Bellanger. Un sacré cadeau pour eux, faire tomber un tel réseau. Je mettrais ma main à couper qu’ils vont tirer toute la couverture à eux, surtout auprès de la presse. Ils n’auront aucune difficulté à oublier « la grande et belle inconnue », venue de nulle part, qui leur a livré ce truand sur un plateau.
Il avait prononcé ces mots sur un ton détaché, peut-être pour cacher son trouble. Camille lui répondit avec un sourire timide.
— Encore une fois merci, fit-elle simplement.
— On a tous franchi les barrières à un moment donné… dit Bellanger.
Sharko se racla la gorge. Lui ne les avait pas juste franchies à certains moments de sa carrière, il les avait défoncées.
— Ça fait partie du job, et c’est ce qui crée aussi les rencontres improbables.
Sur ces mots, le capitaine de police défit les élastiques de sa pochette.
— À nous, maintenant. On expose tout ce qu’on a côté Loiseau, et on fera un bilan après, tous ensemble, pour la partie Florès. J’ai le sentiment que des liens vont se tisser grâce à nos deux enquêtes, et qu’on va avancer. Mais avant, pause clope, même si je suis le seul à fumer.