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Après avoir récupéré sa voiture de location, Sharko était installé dans le café Margot, à quelques centaines de mètres de son hôtel. Brouhaha, promiscuité, menu du jour sur une ardoise : l’ambiance lui rappela les brasseries qu’on pouvait trouver dans le sixième arrondissement de Paris, du côté de Saint-Germain.

Il fit confiance au serveur en demandant le « plat touristique », avant de regarder sa montre. 19 heures ici, minuit en France. Il envoya un SMS :

peux appeler ?
Un
oui
arriva dans la foulée. Ils furent en ligne, échangèrent quelques mots. Sharko entendit que la voix de Lucie résonnait étrangement.

— Tu n’es pas dans l’appartement ?

Assise au volant de sa voiture, Lucie serra les lèvres. Il allait bien finir par savoir, de toute façon.

— J’attends que Camille ressorte de L’Olympe.

Sharko ne réalisa que quelques secondes plus tard.

— Tu veux dire que… que t’es en planque ?

— Nicolas avait besoin de moi pour garder une extrémité de la rue. Ne t’inquiète pas. Jules et Adrien dorment tranquillement, maman veille et, moi, je suis assise dans la voiture, à écouter tout bas du Dire Straits. Tout va bien.

Sharko se maudit d’être si loin. Lucie était incontrôlable, et il le savait. Alors, pourquoi s’était-il éloigné d’elle, encore une fois ? Qu’est-ce qu’il foutait en Argentine ?

— Tu crois que c’est normal que, après deux mois de naissance, les jumeaux se retrouvent sans leur mère à minuit ? Marie ne sera pas toujours là, et ça m’étonnerait fort qu’à l’avenir la nounou puisse jouer les veilleurs de nuit.

— Je sais. Mais tout est allé si vite avec cette affaire.

— Tout va toujours trop vite. Chaque fois, c’est pareil. On se promet de ne pas se laisser embarquer, et regarde à présent… Et je ne te jette pas la pierre, je suis autant fautif que toi. Il faudra trouver une solution, éviter que cela se reproduise. Tu ne crois pas ?

— Si, bien sûr. Cent pour cent d’accord avec toi.

Pour le calmer un peu, elle lui parla des nouveaux éléments de l’enquête récoltés par Nicolas et Camille : les enfants volés d’Espagne… Charon, faux jumeau de Mickaël Florès et probablement d’origine argentine… La possibilité que le photographe, embarqué dans une enquête compliquée et sinistre, soit finalement retombé sur son propre frère, sa face noire, attiré par lui comme un aimant…

Sharko emmagasina les informations, stupéfait. Cette histoire de bébés volés, comme ici. Et, surtout, le fantôme qu’il traquait se matérialisait petit à petit. Charon.

Déjà, son esprit tirait des conclusions qu’il exposa de vive voix à sa compagne :

— Écoute-moi bien, Lucie, c’est important. El Bendito se prénomme Mario, il est bien aveugle, mais c’est parce qu’il a subi des mutilations aux yeux il y a au moins douze ans. Le contact que j’ai eu pense que c’est une torture qu’il a subie durant la dictature qui a commencé en 1976 et a duré sept ans. On sait que Mickaël Florès a été énucléé par quelqu’un du milieu médical. Peut-être Charon en personne. Ça me laisse penser que c’est aussi lui qui s’est occupé des yeux de Mario. Mais, d’après ce que tu me dis, si Charon est né en 1970, il n’était qu’un enfant à l’époque de la dictature. Comment aurait-il pu infliger de telles monstruosités aux yeux de Mario alors qu’il n’avait pas dix ans ? À mon avis, l’horreur s’est produite bien plus tard.

Sharko réfléchissait en même temps. Non, la dictature n’avait rien à voir là-dedans, mais elle avait peut-être joué son rôle dans la construction de la personnalité de Charon. Il avait six ans quand elle avait débuté, treize à son terme. Il n’avait sans doute connu que la violence, le sang, les cris. Avait-il fait partie des enfants volés par le général Videla ? Un môme au destin tragique, qui aurait été enlevé en Espagne dès la naissance, puis élevé en Argentine quelques années plus tard ? Ou alors, avait-il été élevé du côté des sanguinaires, de l’armée, de ceux qui enlevaient et tuaient sous les ordres d’un fou ?

Il songea à la manière dont Mickaël avait été torturé et se dit que c’était sans doute cette deuxième hypothèse qu’il fallait garder.

Charon était un pur produit de la dictature sanglante. Une aberration.

On lui apporta une Picada en guise d’apéro, à base d’olives, de charcuterie, de fromage, ainsi qu’une Quilmes, la bière argentine. Le lieutenant remercia le serveur, goba une olive et revint dans la conversation.

— Il y a une priorité : si l’opération au Styx échoue et si Camille ne trouve rien ce soir, essayez de voir dès demain s’il ne s’est pas produit ce genre d’histoire, des vols ou des mutilations d’yeux, des dégradations sur des corps, au Kosovo ou en Albanie. Il s’est passé des choses là-bas, début 2000 : le conflit, les bombardements. Certains ont peut-être profité du chaos ambiant pour donner libre cours à leurs monstruosités ou à leurs expériences. Mickaël Florès enquêtait peut-être sur une histoire en rapport avec ce genre de faits sinistres.

— Très bien, répliqua Lucie. Je vais organiser ça.

— Tu transmets tout ce que je viens de te raconter à Nicolas ?

— Sur-le-champ. Et toi, qu’est-ce que tu fais ?

— Je me pose un peu et, dans quelques heures, je me mettrai en route pour un hôpital psychiatrique du côté de Corrientes, là où s’est rendu Mickaël Florès lors de son périple argentin. Mario est handicapé mental, il vient probablement de là-bas. Je vais rouler de nuit, je préfère, pour arriver sur place vers 10 ou 11 heures, demain.

L’estomac de Sharko gargouilla. Il posa une main sur son ventre.

— Sinon, pour en revenir à des choses plus légères, tu dis que Nicolas et Camille étaient en Espagne ? Tous les deux ?

— C’est ce que j’ai appris il y a peu, oui.

— Ça roucoule, ça roucoule, répliqua Sharko avec un sourire. C’est bien pour Nicolas. Ça va peut-être lui faire comprendre qu’il n’y a pas que le boulot dans la vie.

— On dirait que tu le protèges, que tu le couves, fit Lucie. Pourquoi ? Parce que t’étais exactement comme lui à son âge ? Acharné, solitaire, scotché à ton bureau jusqu’à l’overdose ? Et tu ne veux pas qu’il reproduise tes erreurs, c’est ça ?

Le regard de Franck se perdit dans le vague. Son index allait et venait sur le vieux bois de la table.

— Bon, tu me tiens au courant pour l’opération au Styx, OK ? Là, faut que je te laisse.

— Pourquoi tu te défiles chaque fois qu’on aborde ton passé ?

— Je ne me défile pas. C’est juste qu’il y a une urgence, ici.

Lucie fronça les sourcils.

— Quelle urgence ?

— Manger.

Et il raccrocha.

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