Quatre jours plus tard, à 150 kilomètres de là
Mardi 14 août 2012
Les orages de la nuit avaient été dévastateurs.
Les pluies torrentielles s’étaient engouffrées dans le moindre interstice de terre sèche, les vents avaient déchaîné la mer, emporté les tuiles, arraché les câbles.
Aussi, en ce mardi matin, la France se réveillait-elle dans le chaos. C’était l’heure du bilan et des premières réparations. De mémoire d’employés de l’Office national des forêts, Jules et son collègue Armand n’avaient pas vu de tels dégâts depuis longtemps. Les courants d’air descendants avaient formé des rafales foudroyantes pour les arbres en lisière. La forêt de Laigue, dans l’Oise, n’avait pas été épargnée. On se souviendrait du 14 août 2012 comme on se souvenait des 26 et 27 décembre 1999.
Aux alentours de 10 heures, les deux employés avaient garé leur fourgon sur une petite route, aux abords d’un bled du nom de Saint-Léger-aux-Bois, non loin de là. Avant de se mettre au travail, ils avaient écouté les informations à la radio, avalant deux ou trois cafés forts puisés dans leur bouteille Thermos. On parlait surtout des coupures de courant, des inondations dans l’Ouest et le Sud, des caravanes emportées par les flots, on annonçait des montants de préjudices en millions d’euros.
— C’est quand même dingue, fit Armand en prenant son matériel à l’arrière du véhicule. La veille, t’as plus une goutte d’eau dans les nappes phréatiques, et le lendemain, t’as les fleuves qui débordent. On ne voyait jamais ça, de notre temps.
Jules approuvait. Il voyait bien que le climat partait méchamment en vrille depuis quelques années mais que, globalement, tout le monde s’en fichait. Les papillons battaient des ailes plus vite au fin fond d’une campagne française, et ça faisait des plus grosses tempêtes à New York… Enfin, d’après ce qu’il en avait compris avec son petit cerveau de citoyen moyen.
En discutant, les deux hommes remontèrent l’un des sentiers forestiers qui longeaient la commune de Saint-Léger.
— Et voilà notre scène de crime, plaisanta Jules.
— Une scène de crime ? Faut que t’arrêtes de regarder des séries à la con. Ça te crame la cervelle.
À chaque arbre brisé ou déraciné par la tempête, les deux employés devaient noter son espèce, mesurer son diamètre et estimer son cubage. Ils avaient en charge toute la partie nord de la forêt. Le travail de recensement pouvait prendre des jours, voire des semaines.
Ça faisait toujours mal au cœur à Jules de voir de vieux pépères, qui avaient parfois traversé un ou deux siècles, balayés par les conséquences de la démesure humaine. Toutes ces usines, ces grandes villes polluantes, ces automobilistes cul à cul dans les embouteillages… La folie industrielle tuait indirectement chacun de ces arbres, du plus jeune au plus vieux. Et tuer les arbres, c’était se suicider et sacrifier les générations futures.
Enfin, à peu de choses près.
— La vache ! T’as vu celui-là ?
Son sac sur le dos, Armand s’avança de quelques mètres dans la forêt. Un chêne à la hauteur et au diamètre impressionnants avait basculé sur le côté, retenu dans sa chute par d’autres arbres qui avaient résisté. Des branches brisées par le poids du mastodonte étaient entremêlées ou menaçaient de tomber.
— Va falloir le traiter en priorité. C’est dangereux. S’il s’effondre vraiment, il emporte tout avec lui.
Il n’y avait presque plus de vent, le ciel avait retrouvé sa teinte cobalt, mais le bois continuait à craquer. La forêt était vivante, elle souffrait, gémissait, pansait ses plaies. Armand posa son sac sur le côté, nota précisément les coordonnées GPS de l’endroit sur son registre et sortit ses mètres manuels et à visée laser.
Jules, de son côté, essayait de comprendre les raisons de ce violent déracinement. Le chêne n’avait pas été frappé par la foudre, il avait entamé sa chute sous le seul effet des bourrasques. D’autres arbres bien plus frêles avaient, eux, tenu le choc. Pourquoi ? Il semblait solide, dans la force de l’âge. Intrigué, l’employé de l’ONF s’approcha du tronc, prenant garde de contourner le dangereux entrelacs suspendu à dix mètres de haut.
L’arbre était encore solidaire du sol par un gros faisceau noueux, et son début d’arrachement avait dévoilé des racines qui, au lieu d’avoir été cassées net, étaient encore intactes.
— C’est bizarre, fit Jules. T’as vu le bout de ces racines ? Elles ne sont pas terreuses et sont couvertes de mousse, comme si elles étaient restées suspendues dans le vide.
— Tu devrais plutôt m’aider dans les mesures au lieu de jouer les aventuriers.
— Je cherche juste à piger ce qui a pu se passer.
— On est là pour constater, pas pour comprendre, Sherlock. Si faut se faire un cours de botanique à chaque arbre, on n’est pas rendus.
Jules n’écouta pas. Attentif, il chevaucha des branches cassées et s’avança au plus près. Il se trouvait désormais au pied de l’arbre. Un énorme disque de terre et de racines tendues, entremêlées, lui faisait face. Il regarda vers le bas, sous le chêne, et fronça les sourcils.
— On dirait qu’il y a du vide là-dessous.
— Mauvais enracinement. Ça explique le fait qu’il n’ait pas résisté aux vents.
Armand vit son collègue se pencher dangereusement sous le tronc.
— Fais gaffe quand même.
Jules aurait eu du mal à aller plus loin sans se couvrir de boue. Au moment où il se redressa, il lui sembla que quelque chose avait bougé, là, sous lui. Sous le sol. Soudain surpris, il se hissa en quatrième vitesse et fixa le trou protégé par le maillage de racines.
— Merde, ça bouge !
— Où ça ?
— Sous l’arbre. Je sais pas, c’est comme s’il y avait… une cavité avec… quelque chose à l’intérieur. Je suis con, j’ai eu peur.
— C’est peut-être un animal qui s’est glissé dans le trou ?
— Ça semblait bien plus gros. (Il se pencha.) Ho-ho ! Il y a quelqu’un ?
Armand haussa les épaules et continua ses mesures. Mais Jules ne lâcha pas le morceau.
— File-moi la lampe dans le sac. Tu vas me tenir par les chevilles, je vais essayer de jeter un œil.
Armand s’exécuta à contrecœur.
— Comme si on n’avait que ça à foutre. On va être tout dégueulasses, en plus.
Ils se mirent à l’œuvre. Jules s’enfonça autant que son allonge le lui permettait. L’enchevêtrement de racines encore bien en place lui permettait juste de passer la tête, pas les épaules. Il était couvert de boue.
— Merde…
Il fit marche arrière sous les grognements de son collègue, coinça la poignée métallique de la lampe entre ses dents et renouvela l’opération. De la terre roulait le long de ses oreilles, dans son cou, et semblait chuter dans les ténèbres.
Le faisceau lumineux dévoila des parois lointaines, régulières. Jules tourna la tête sur la gauche et vit des racines d’autres arbres pendre, pareilles à des lianes. Il plissa les yeux. Au fond de la cavité, il aperçut une montagne de boîtes de conserve ouvertes et vides. Il y en avait des centaines.
Aux alentours, sur le sol, un nombre incalculable d’allumettes grillées.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Au moment où il regarda de l’autre côté, il aperçut deux yeux presque blancs, dépourvus d’iris.
Des yeux de démon.
Soudain, une main venue du fond du trou lui agrippa les cheveux et tira de toutes ses forces.
Englouti dans l’obscurité, Jules hurla.