Mercredi 15 août
Tout le monde dormait enfin à 1 h 30 du matin dans l’appartement, face au parc de la Roseraie.
Tout le monde, sauf Lucie.
Tiraillée par l’envie de savoir. De comprendre ce qui avait pu mettre son compagnon dans un état pareil. La dernière fois qu’elle l’avait vu aussi tourmenté, c’était plus d’un an auparavant, alors qu’ils avançaient tous les deux sur les routes de Tchernobyl[5].
En silence, elle récupéra les clés de voiture que Sharko avait déposées au fond du tiroir. S’il avait rompu ses habitudes à ce point, sans s’en rendre vraiment compte, c’était qu’il cachait quelque chose.
Elle descendit au parking souterrain d’où l’on ne pouvait accéder qu’avec l’une des clés du trousseau. Après avoir allumé la lumière, elle foula le béton luisant, seule, dans cet endroit sinistre où dormaient des dizaines de véhicules. Lucie s’était toujours demandé pourquoi les parkings souterrains n’étaient pas plus gais, colorés. Celui-là ressemblait à une morgue, avec ses emplacements ridicules, ses plafonds écrasants.
Une minute plus tard, elle se tenait face au coffre ouvert de la vieille Renault 25 de Sharko. Leur voiture familiale était garée quant à elle sur le parking extérieur. Du Sharko tout craché, qui préférait mettre à l’abri sa ruine plutôt que leur véhicule récent bourré d’électronique.
Elle remarqua, au fond, une couverture déployée qu’elle tira à elle. Elle découvrit alors une boîte à chaussures poussiéreuse, à proximité d’une paire de gants en latex.
Qu’est-ce que tu caches là-dedans, Franck ?
Elle rapprocha la boîte et en souleva le couvercle. Lorsqu’elle aperçut les sachets en plastique noués, avec leur intrigant contenu — ongles, cheveux… — , elle comprit qu’il s’agissait de pièces à conviction. Et que, donc, il fallait éviter de laisser des traces biologiques. De ce fait, elle enfila les gants et remonta à l’étage avec son butin.
Installée sur le canapé, elle coucha une petite lampe de chevet au sol, de manière qu’elle diffuse une lumière tamisée, puis, après avoir vérifié que Franck dormait, se mit à explorer le contenu de la boîte. Elle s’intéressa d’abord aux photos, qu’elle sortit de leur sachet et étala devant elle.
Il y en avait vingt-quatre, et Lucie s’aperçut vite qu’elles fonctionnaient par deux.
Douze femmes, photographiées de face et de dos.
Douze visages terrorisés observant l’objectif. Des yeux suppliants, des crânes qu’on avait rasés et tatoués, des traits brisés.
Autour, les ténèbres. De la roche, en arrière-plan.
Lucie songea à la raison du départ de Sharko, la veille au matin. Il avait parlé d’une femme découverte dans une cavité, sous un arbre. Avait-il trouvé les onze autres ? Dans quel état ?
Elle imaginait déjà l’envergure de l’affaire. Ce n’était pas du classique, cette fois encore. Elle rageait de ne pas en savoir davantage et poursuivit ses observations. Les femmes étaient du même type. Brunes, une vingtaine d’années, typées roms ou tsiganes. Critère de choix pour le kidnappeur ? Pourquoi ces femmes-là, précisément ? Pourquoi les étranges tatouages sur leur crâne ? Quel en était le sens ?
Les photos prises par-derrière dévoilaient, sur chaque tête, un message incompréhensible. Une ou deux lettres (A et/ou B), puis une étrange succession de chiffres, du genre 05.11–07.08-10.13–01.03. Lucie pensa à des heures, des dates, mais pour certains tatouages ça ne fonctionnait pas. Et pourquoi les lettres juste devant ?
Ensuite, elle examina attentivement les dessins, plutôt effrayants, puis le portefeuille, qu’elle ouvrit.
Choc.
Elle plaqua une main sur sa bouche, respirant fort, et se rendit à la cuisine pour y boire un grand verre d’eau. Puis resta là quelques secondes, les mains sur l’évier, l’œil rivé vers la nuit, de l’autre côté de la fenêtre.
Elle comprenait mieux le silence de son homme, à présent. Ils avaient peut-être trouvé ce portefeuille et ces objets près des victimes.
Il fallait poursuivre. Elle essaya de se concentrer de nouveau, rangea le portefeuille du bout de ses doigts gantés et feuilleta le petit carnet.
De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie, lut-elle tout bas, scrutant la couverture. Lucie savait que le Styx, dans la mythologie grecque, était le fleuve qui séparait le monde terrestre des Enfers. Qu’est-ce que l’auteur du carnet signifiait avec cette phrase ? Qui était ce « Tu » qui lui avait fait traverser le fleuve et qui jouait donc le rôle de Charon, le nocher de l’autre monde ?
À l’intérieur du carnet, des groupes de trois cercles imbriqués, reproduits par milliers. Ligne après ligne, page après page, sur douze feuillets.
Douze feuillets, douze filles. Pouvait-il y avoir un rapport ?
Lucie fixa l’horloge. Le temps passait, les bébés allaient se réveiller d’ici une petite heure. Il faudrait qu’à ce moment la boîte et tout son contenu aient été remis au fond de la voiture. Or Henebelle voulait garder une trace de tout ça avant d’écouter l’enregistrement audio.
Elle se leva et se rendit à l’ordinateur, dans le coin du salon. Après avoir allumé l’unité centrale et le scanner, elle numérisa les vingt-quatre photos (les groupant par deux pour gagner du temps), les dessins, puis les pages du carnet, une à une, sauvegardant chaque fois les fichiers dans un dossier caché. Probable que Sharko, dans quelques heures, irait apporter cette boîte à chaussures au 36 ou à la police scientifique, et qu’elle n’y aurait plus jamais accès.
Entre deux numérisations, Lucie fixait chaque page du carnet scannée et agrandie sur le large écran de l’ordinateur. Elle remarqua alors un chiffre, inscrit en tout petit sur la troisième ligne, caché entre les innombrables cercles. Puis un autre, plus loin, et encore un autre.
Des chiffres étaient là, habilement dissimulés… Sur chacun des douze feuillets du carnet comportant les dessins.
Et ils avaient forcément une signification.
Un sacré prudent, songea Lucie. Prudent, et joueur.
Excitée par sa trouvaille, elle termina la numérisation, l’œil rivé vers la porte fermée du hall. C’était interminable, mais elle parvint à venir à bout de cet archivage après une demi-heure de travail. Elle analyserait ces chiffres plus tard.
Retour au canapé. Elle remit tout en place, sauf l’enregistreur numérique. Elle le relia à un casque, s’installa dans le fauteuil et appuya sur lecture. Il n’y avait aucun bruit dans l’appartement, hormis le tic-tac des aiguilles de l’horloge.
Soudain, une voix d’homme.
La chair à vif… Cette matière inerte dont il faut déconstruire les pièces, démembrer la structure… Supporter les aspects les plus repoussants, pour accéder à la jouissance du mystère intérieur… L’autre fois, j’ai vu des grenouilles vertes dans un vivarium. Je les imaginais dans leur étang, glisser sur le fil de mon bistouri affleurant la surface de l’eau et s’ouvrir le ventre…
Le débit était lent, neutre, glacial. Le monologue, apparemment, n’était pas dans son intégralité sur l’enregistreur. Des extraits se succédaient les uns les autres, parfois sans rapport, comme les fragments d’une conscience malade.
… J’ai dîné avec deux femmes, très belles, un repas à base de graisses et de sucres lents. Puis j’ai demandé à l’une d’aller dormir, et à l’autre d’aller nager dans la piscine jusqu’à épuisement. Six heures plus tard, j’ai ouvert leurs estomacs, pour savoir laquelle avait eu la meilleure digestion… J’ai aimé leurs regards… Elles paraissaient étonnées…
Lucie écoutait avec attention, recroquevillée entre les coussins. Elle n’était pas du genre à avoir la frousse, mais, cette fois, tous les poils de son corps s’étaient hérissés. Le timbre, la violence des mots, le délire des idées. Son cerveau de flic s’était remis à carburer : à qui s’adressait ce monstre ? Quelle était sa motivation pour raconter ses « exploits » sur un enregistreur ?
L’orateur décrivait à présent les supplices infligés à de pauvres femmes, la manière dont il les attachait, les torturait, leur vidait les entrailles. Il y avait de la jouissance dans sa voix, de la délectation. Et une harmonique maléfique.
… essayé de fabriquer une lampe avec le sang et les ingrédients. Les os réduits en cendre, mélangés à du vin, sont d’excellente vertu. On peut récupérer la mousse sur les vieilles têtes des morts pour lutter contre l’épilepsie… La sueur des mortes, je l’ai stockée, aussi, avec la graisse dans les pots à confiture de framboises… j’ai toujours aimé les framboises, surtout bien rouges, presque noires. Plus jeune, je les plantais sur du barbelé et je les regardais goutter doucement. Ça me faisait penser à des petites chattes qui pleuraient du sang…
L’enregistrement s’acheva. Enfin.
Lucie arracha les écouteurs de ses oreilles et respira un bon coup. Mal à l’aise, elle redressa la lampe de chevet, de manière à être davantage éclairée, et fixa la porte d’entrée, au fond du salon. Un an plus tôt, après leur retour de Russie, Franck et elle s’étaient promis de rester loin de l’horreur, d’arrêter de vivre dans la peur de ne plus voir l’autre revenir.
N’avaient-ils pas suffisamment souffert, tous les deux ?
Il était encore temps de tout refermer. Oublier.
Mais, au milieu de tant de ténèbres, Lucie se sentit étrangement vivante. Ça avait toujours été ainsi. Ces sinistres obsessions avaient détruit sa vie et celle de ses proches.
Elle réécouta l’enregistrement, les yeux fermés, imprimant chaque mot, chaque intonation en elle. Puis elle remit l’appareil à sa place. Sa main tremblait un peu. Fatigue, nervosité.
Descendre au parking ne fut pas aussi facile que la première fois. Lucie était frigorifiée et sentait le poids du vide sur ses épaules. Elle se retourna à plusieurs reprises, afin de vérifier qu’elle n’était pas suivie. Même les craquements de la tuyauterie la firent sursauter.
Elle replaça cette boîte de Pandore à l’endroit exact où elle l’avait trouvée et rabaissa le coffre sans bruit.
Puis elle tourna le verrou de la porte d’entrée à double tour.
Enfin, Lucie se rendit dans sa chambre et se serra contre son homme endormi.
Elle avait besoin de sa chaleur, de savoir qu’il était là.
Parce qu’elle avait terriblement froid.