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En cette fin d’après-midi, les orages étaient passés et avaient laissé place à un ciel de traîne chaotique.

Mais lorsqu’on était perché au sommet des falaises d’Étretat, ce chaos revêtait une beauté divine.

Camille était assise sur un rocher, sur une étendue au vert bien tendre, face à la mystérieuse aiguille qui défiait les lois de la nature, fruit de siècles d’érosion. Elle imaginait le romancier Maurice Leblanc, assis au même endroit qu’elle, en train de rédiger les aventures d’Arsène Lupin.

Lui, racontait des histoires policières, elle, les vivait.

Et celle-ci était la plus sordide qu’elle ait connue de toute sa vie.

Une partie d’elle-même s’en voulait d’être là, à s’enfoncer dans les ténèbres alors que le temps lui était compté. Il fallait être clair : elle allait mourir et gâchait le peu d’énergie qui l’animait encore. Camille s’était souvent demandé ce qu’elle ferait s’il ne lui restait que quelques jours à vivre. Dépenser tout l’argent de ses livrets d’épargne, voyager, découvrir de merveilleux paysages, faire l’amour avec des inconnus sans honte de son corps, et dire à ses parents qu’elle les aimait.

Guy Broca lui avait prêté son dossier. Il avait insisté pour qu’elle le feuillette chez lui, mais, après leur déjeuner, elle avait dit préférer prendre l’air, marcher un peu dans les rues avant de venir s’installer sur la falaise.

Après avoir parcouru en diagonale l’effroyable rapport médico-légal de Jean-Michel Florès, jeté un œil à toutes les photos de scène de crime et aux différents rapports d’expertise, elle s’intéressa aux notes et aux recherches de Broca, principalement celles qui portaient sur la famille Florès.

Car deux questions revenaient sans cesse au-devant de la scène : pourquoi les Florès avaient-ils été tués ? Et pourquoi Jean-Michel Florès avait-il été l’objet d’une si macabre mise en scène ?

Il n’y avait, pour le moment, aucun rapport entre les sombres activités de Daniel Loiseau et les meurtres sordides des Florès, mais le gendarme avait l’intime conviction qu’il existait un lien ténu, caché quelque part. Et que le photographe Mickaël Florès, le fils, l’avait peut-être mis à nu, déclenchant ainsi leur exécution à tous les deux.

Malheureusement, il n’avait pas eu le temps de mener sa quête jusqu’au bout.

Qu’avait fait Jean-Michel Florès pour mériter pareil traitement ? Il n’avait pas de casier judiciaire d’après les documents. Jamais inquiété par la police. Un citoyen lambda, intégré, fondu dans la masse.

Camille parcourut les notes de Broca avec attention. Né à Paris d’un père espagnol et d’une mère française, Jean-Michel Florès avait vécu une grande partie de son temps à Paris et était le patron d’un magasin de chaussures qu’il tenait avec sa femme Hélène.

Le bébé Mickaël était né à l’hôpital public Lariboisière, Paris. Un mois après, les Florès déménageaient dans la précipitation pour Honfleur. D’après Broca, tout semblait avoir été fait dans l’urgence : la maison qu’ils achetèrent dans la ville normande, le magasin de prêt-à-porter acquis dans la foulée, comme s’ils avaient voulu fuir la capitale au plus vite.

Camille lut attentivement les remarques manuscrites de Guy Broca :

[…] J’ai interrogé la sœur de Jean-Michel Florès. Elle se souvient du comportement étrange de son frère, quelque temps après la naissance de Mickaël. Lui et sa femme, d’ordinaire si ouverts et souriants, ont subitement refusé de voir des gens. Ils vivaient coupés du monde, ils ont fermé leur boutique et sont partis en Normandie. « Comme ça », a dit la sœur dans un claquement de doigts.

Pourtant, Hélène était une femme rayonnante. Elle a donné naissance à leur fils dans une grande joie. La sœur était à la maternité, elle a vu l’enfant naître, aux côtés de Jean-Michel, le 8 octobre 1970. Un enfant désiré plus que tout au monde. Jean-Michel aimait fort sa femme. Ils se connaissaient depuis plus de quinze ans, avaient toujours vécu à Paris et voyageaient régulièrement en Espagne, pays d’origine de Jean-Michel.

Était-ce la naissance de Mickaël qui avait provoqué la rupture avec leurs proches et le départ de la capitale ? Impossible de savoir. Toujours est-il que Jean-Michel Florès a déménagé pour reconstruire une nouvelle vie avec Hélène.

Mais, six mois plus tard, elle se suicidait en se jetant sous un train.

Autre point, et non des moindres : la belle-sœur était persuadée que Jean-Michel était impliqué dans « quelque chose », mais elle était incapable de préciser. Il lui a demandé une forte somme d’argent deux semaines après la naissance (plus de 30 000 francs à l’époque, ce qui était beaucoup), jurant qu’il les lui rendrait. Il n’a jamais honoré sa parole […].

Camille sortit de sa lecture perturbée, mal à l’aise. Pourquoi ce suicide de la mère après avoir donné naissance à un enfant si désiré ? Pourquoi ce brutal déménagement, et cette rupture avec les proches ? Et à quoi avait bien pu servir l’argent ?

Après la mort de son épouse, Jean-Michel Florès était resté veuf, abattu, au fond du trou. Il n’avait jamais voulu refaire sa vie et avait élevé seul son fils Mickaël, sans plus jamais quitter Honfleur ni son magasin.

Quarante et un ans plus tard, on les assassinait tous les deux.

Camille resta pensive. Elle lut, relut les notes, persuadée que le passé des Florès cachait quelque chose, peut-être en rapport avec la naissance de Mickaël. Que la solution se trouvait là, sous ses yeux. Elle pensait évidemment au petit squelette, à la photo de cette Maria, enceinte, entre deux bonnes sœurs. Et à l’album de famille aux pages arrachées… À cette mère qui ne souriait jamais.

Mais même en retournant le problème dans tous les sens, elle ne trouva pas de faille, de liens avec le reste de ses investigations. Qu’avait-elle espéré, d’ailleurs ? Des dizaines de flics s’étaient penchés sur l’affaire, et tout ce qu’ils avaient pu en sortir était ces quelques feuillets…

Mais eux ne disposaient ni du squelette, ni d’un album, ni d’une photo avec une identité, Maria. Camille avait malgré tout de quoi poursuivre sa quête. S’enfoncer toujours plus dans le passé. Remonter aux origines.

Elle ferma le dossier et jeta un œil à son téléphone portable qui vibrait. C’était Boris. Elle décrocha immédiatement.

— Salut Boris.

— Salut Camille. Il fait quel temps à Étretat ?

— Comment tu sais ?

— Tu me prends pour un bleu ?

Camille leva un regard fatigué, se massant les tempes. Le soleil était toujours assez haut, il était à peine 16 heures. La plupart des touristes avaient déserté, chassés par les violents orages ou intimidés par le ciel encore menaçant. Restaient quelques amoureux ou des gens qui promenaient leur chien. Des hommes, des femmes qui devenaient de petites ombres chinoises à cause du contre-jour.

— Je te promets que je t’expliquerai tout ça, dit Camille, mais c’est trop compliqué par téléphone. Oui, tu as raison, je ne suis pas sur la route des vacances. L’enquête sur le propriétaire du cœur m’a menée vers le double assassinat des Florès, alors, je creuse un peu…

— Quel rapport entre Daniel Loiseau et les Florès ? Surtout qu’ils sont morts six mois après ton donneur.

Camille ne voulait pas lui avouer au téléphone qu’elle portait le cœur d’un pourri. D’un homme qui avait kidnappé et peut-être assassiné douze jeunes femmes.

— Leurs chemins se sont croisés par le passé, se contenta-t-elle de répondre. Tu sais à quel point cette quête me tient à cœur.

— C’est le cas de le dire.

— Boris… Je voulais vraiment te remercier pour tout ce que tu fais pour moi.

Vague soupir au bout du fil.

— Ça va, répliqua-t-il. Tu me paieras un repas au mess des officiers quand tu seras de retour.

Camille eut un petit sourire.

— T’auras même droit à un restau. Avec option bowling après, si t’as des nouvelles de cette Maria.

— Oui, j’en ai, je devais te rappeler. Heureusement que je ne suis pas trop mauvais en espagnol. L’employé de la mairie que j’ai eu en ligne dans l’après-midi a trouvé trois Maria vivant à Matadepera, mais une seule dont l’âge pourrait correspondre. Elle s’appelle Maria Lopez, elle a aujourd’hui cinquante-huit ans…

Camille avait l’oreille plaquée à son téléphone. Elle fixait deux silhouettes lointaines et immobiles, en contrebas, sur sa droite.

— … D’après le type, cette Maria-là a toujours été un peu simple d’esprit, poursuivit Boris. À ce qu’il m’a raconté, elle a été internée il y a quelques mois à l’hôpital psychiatrique de Mataró, une ville à une vingtaine de kilomètres de Barcelone. On l’a recueillie chez elle, aux trois quarts morte, elle s’était infligé des blessures avec un sécateur qu’elle tenait encore à la main quand on l’a retrouvée. D’autant plus étrange lorsque tu fais gaffe à la date d’internement. Le 15 février 2012.

Camille sentit sa gorge se serrer.

— Soit à peine une semaine avant la mort de Jean-Michel et Mickaël Florès, constata-t-elle avec surprise.

— Exactement. Difficile de croire à une coïncidence.

La jeune femme réfléchissait à toute vitesse. La lettre avec la photo qu’elle avait trouvée au-dessus du petit squelette avait été envoyée à Mickaël le 27 septembre 2011, environ six mois avant que Maria Lopez se fasse interner. Donc, ils se connaissaient. Se côtoyaient, peut-être.

Cette femme, ça valait sans aucun doute le coup d’essayer de lui parler, de lui montrer des photos de Mickaël…

La voix de Boris la sortit de ses pensées.

— Et donc, après Étretat, je suis prêt à parier que ce sera l’Espagne. Tu comptes faire beaucoup de kilomètres, comme ça ?

Camille avait les yeux rivés au loin. Elle vit l’une des deux silhouettes immobiles pointer un index dans sa direction, et l’autre se mit à grimper à un bon rythme vers elle, avant de disparaître dans un renfoncement.

La jeune femme lorgna autour d’elle, à droite, à gauche. Elle était désormais presque seule. L’ombre restée proche du sentier ne bougeait pas, elle l’observait, Camille en avait la certitude. Méfiante, elle se leva.

— Je vais devoir te laisser, Boris. On se tient au jus.

— Très bien. J’attends ton prochain appel. Et pas dans une semaine, d’accord ?

— Ça roule. Au fait, Boris…

— Oui ?

— La fin de ton mail… Elle ne m’a pas laissée insensible. Je voulais que tu le saches.

Et elle raccrocha brutalement, sans lui laisser le temps de répondre. Les mots étaient sortis tout seuls, et elle regrettait déjà de leur avoir laissé une petite fenêtre d’espoir, à tous les deux. Elle n’avait pas le droit d’aimer.

Loin derrière, la seconde silhouette réapparut au bord du golf improbable planté à proximité des falaises. Camille dévala la pente herbeuse et traversa la passerelle qui l’amena vers un trou creusé dans la roche. Elle sortit son mobile et fit mine de photographier le panorama, tout en gardant un œil vers le golf.

Plus personne. Se faisait-elle des films ?

Sur place, nichée dans sa grotte, elle en profita pour avaler un biscuit. Un goéland argenté plana juste devant elle et plongea dans un court virage en direction de l’aiguille. Camille le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se perche sur la falaise.

Il y eut un roulement de cailloux, pas loin. La jeune femme détourna la tête, sur ses gardes, et se colla à la paroi, dans un renfoncement.

Le cœur battait fort dans sa poitrine : Daniel Loiseau se réveillait.

Camille serra ses deux poings.

L’ombre vint soudain obstruer le cercle de clarté, à l’entrée du trou, pareil à une éclipse dangereuse. Elle s’approcha d’elle, de plus en plus lourde et menaçante. Camille s’apprêtait à frapper.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

La silhouette était désormais là, juste en face d’elle. Un rai de soleil descendit sur le visage de l’intrus, au fur et à mesure de sa progression. L’œil droit s’illumina, rond de clarté dans les ténèbres.

Les deux individus n’étaient plus qu’à un mètre d’écart.

— Je m’appelle Nicolas Bellanger.

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