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L’odeur de formol était abominable au fin fond du laboratoire d’anatomie.

Elle chatouillait les narines, pénétrait chaque alvéole de poumon pour se glisser dans le sang et fouetter le cerveau.

Des lumières bleutées éclairaient la pièce, donnant l’impression d’évoluer sous l’eau. Aucune fenêtre. De petits carreaux de faïence bleus et blancs, du sol au plafond. À gauche, une porte entrouverte sur laquelle était écrit « Salle d’injection ». Une paire de jambes de couleur jaunâtre, sans corps, reposait sur une table en acier. À côté, une autre salle, la « Chambre froide ». Et, occupant tout l’espace, quatre cuves avec un rebord d’un mètre de haut, chacune couvertes d’une bâche. Il était écrit : « Profondeur totale : 2 mètres ». Au-dessus, de grosses chaînes étaient reliées à un treuil d’un côté et s’enfonçaient dans les cuves de l’autre.

Lucie essayait de rester droite sur ses jambes, mais l’odeur lui donnait la nausée. Couture remarqua son trouble.

— Vous voulez remonter ?

— Non, on y va.

Alban Couture désigna les cuves.

— Les cuves 1 et 2 contiennent des corps complets, les autres des pièces détachées. Je vais ôter la bâche de la cuve 1, celle qui semblait intéresser Camille ce matin. Ne restez pas trop longtemps au-dessus, parce que les vapeurs de formaldéhyde vous shooteraient rapidement. Les rebords sont transparents. On peut voir les corps, mais pas les plus profonds.

Le directeur du laboratoire retira la bâche de la première cuve.

Un cauchemar.

Les cadavres semblaient flotter avec grâce les uns au-dessus des autres. Ils étaient blancs comme la cire d’une bougie, les visages étaient boursouflés, les paupières se décollaient des yeux, les bouches étaient grossies par le liquide et les épaisses vitres en Plexiglas. Avec les éclairages, ils ressemblaient à des marionnettes de l’horreur.

Les cadavres du dessous disparaissaient dans l’ombre.

Lucie resta d’abord immobile et dut surmonter son appréhension pour se pencher par-dessus la cuve. Même en retenant sa respiration, elle sentait les vapeurs dans sa trachée, ses poumons. Puis elle fit le tour, observant désormais à travers les vitres.

Elle se redressa.

— On ne voit pas tous les crânes, certains sont mal… positionnés. Il y a moyen de faire une vérification ? De sortir les corps de là ?

Couture soupira. Il désigna les chaînes reliées à la grosse machine.

— Il faut actionner le moteur. Le système va lever une grosse grille qui repose au fond de la cuve, et ainsi sortir tous les cadavres de la piscine. Ils sont une trentaine par cuve. Il faudra les regarder… un par un. Vous êtes bien certaine de…

— Faites-le, dit Lucie.

Couture actionna le moteur. Les chaînes se raidirent, s’enroulèrent autour d’une grosse bobine. Doucement, la grille se décolla du fond et fit remonter les masses inertes. Du formol glissait le long de leurs corps caoutchouteux et gouttait par les trous de la grille, avant de former des flaques translucides sur le carrelage.

— Reculez, fit Couture.

Les chaînes coulissèrent le long de rails, et Couture posa la grille au sol. Un bruit métallique résonna dans l’ensemble de la pièce. Les cadavres tremblèrent comme des couches de gélatine mais restèrent empilés, quatre rangs de presque un mètre de haut. Le directeur revint avec des gants en latex et des masques.

— Tenez… Enfilez-en deux paires. Manipulez-les rapidement.

Lucie n’en pouvait plus, la tête lui tournait, mais elle s’efforçait de tenir. Ces corps étaient tellement déshumanisés qu’il était difficile de définir leur âge. La flic s’approcha et entama sa sinistre tâche, aidée de Couture. Déplacer les corps si nécessaire, observer les crânes à la recherche de tatouages, rempiler à côté, sur la grille. Des gestes difficiles, horribles. Lucie s’en voulait d’agir ainsi, un cadavre restait un être humain, mais elle n’avait pas le choix.

— C’est curieux, nota Couture en manipulant les cadavres. Certains sont pelés. L’arrière d’une cuisse, d’un bras…

Ils en étaient au tout dernier cadavre de la deuxième pile, celui situé le plus profondément dans la piscine. Le corps de femme était déjà positionné de dos.

Les tatouages étaient là, à l’arrière de son crâne.

AB, et, dessous, 07.10–02.04-05.09–10.15

Lucie leva des yeux plein d’effroi vers le directeur.

— Cette fois, plus aucun doute. Votre employé est l’homme qu’on recherche. Vous pouvez vérifier si… si elle a encore ses yeux ?

Couture laissa le corps sur le dos et tourna seulement la tête. Puis il se pencha.

— Non. Les globes oculaires sont vides.

La flic sortit son téléphone.

— Je vais passer un coup de fil.

Couture la vit revenir deux minutes plus tard, paniquée.

— Vous remettez ce corps d’où il vient et ne touchez plus à rien en attendant que je revienne. Je dois y aller.

Très vite, la pièce replongea dans les ténèbres.

Quelques bulles éclatèrent à la surface, puis plus rien.

Les cadavres retrouvèrent leur tranquillité aquatique.

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