Le ciel était coupé en deux.
Au loin, au-dessus de la Manche, un front noir obscurcissait la mer, ce qui donnait l’impression d’une grande mâchoire qui engloutissait tout sur son passage. Partout ailleurs, le ciel limpide offrait aux falaises une blancheur d’émail.
Camille était descendue de sa voiture pour profiter de la vue, de ce paysage qui avait inspiré tant d’écrivains et de peintres. Boudin, Monet, Flaubert, Maupassant… Elle songea à Maurice Leblanc aussi, en apercevant, sur sa gauche, ce bloc pointu de roche blanchâtre planté dans l’eau comme une aiguille.
Le genre d’endroit où elle aurait aimé mourir, assise dans un vieux rocking-chair face à la mer, après une vie bien remplie, pleine de joies, d’enfants, de petits-enfants.
Mais Camille n’avait pas le choix de sa vie.
Ni de sa mort.
Encore une fois, elle n’avait presque pas dormi. Le cauchemar récurrent était revenu, la fille tsigane avait longtemps hurlé dans sa tête et s’était recroquevillée telle une bête apeurée, la fixant d’un air désespéré. Durant la nuit, le cœur avait fait varier le rythme de ses battements, comme s’il voulait montrer à Camille qu’il était le seul maître à bord, qu’il jouait la partition et qu’elle, elle n’avait rien d’autre à faire que subir. Le combat se poursuivait.
Elle, contre Daniel Loiseau.
Ses nerfs qui se connectaient aux siens dans sa poitrine.
La colonisation de son organisme, l’altération de ses sens.
Elle ne se laisserait pas faire. Jamais.
Elle manipula son téléphone portable, elle avait envie d’appeler Boris, de réagir à son mail. Mais elle ne savait pas quoi dire ni comment aborder la révélation finale qu’il lui avait faite. Devait-elle faire comme si de rien n’était ? Elle se contenta de lui envoyer un SMS, c’était le plus simple.
Bonjour Boris, merci pour ton message. Tu imagines bien qu’il m’a à la fois refroidie et… réchauffé le cœur. Je vais bien, ne t’inquiète pas, mais disons que ça bouge pas mal en ce moment. Dès que tu as des news sur cette Maria, je prends ! Bises, Camille.
Après une longue hésitation, elle envoya. Puis elle remonta dans son véhicule et se rendit à l’adresse de Guy Broca. Il habitait une belle petite maison de pêcheur, à une centaine de mètres de la plage de galets. Camille s’était assurée de sa présence en le joignant par téléphone assez tôt dans la matinée. Elle voulait lui parler de Jean-Michel et de Mickaël Florès. L’évocation de ce simple nom de famille avait éveillé chez le jeune retraité beaucoup d’intérêt.
Camille se présenta à lui en tenue civile, toujours sous l’identité de Cathy Lambres. Broca dut lever la tête pour la regarder dans les yeux. Les siens étaient bleu-gris, la couleur de la mer juste après l’orage. Il avait un visage rond, les rides semblables aux failles dans les falaises, notamment celles du front. Ses cheveux étaient d’un beau gris uniforme, coupés très court comme au temps où il exerçait dans la police. Certaines habitudes ne se perdaient jamais.
Il l’invita à entrer. Le café était déjà prêt et dégageait un agréable arôme.
— Vous en prendrez bien une tasse ? demanda-t-il, alors que Camille s’installait à la table du salon comme il le lui avait proposé.
— D’ordinaire, je suis plutôt thé, mais un bon café ne me fera pas de mal. Je me suis levée tôt pour prendre la route.
Camille avait, cette fois, vraiment envie d’un café. Elle jeta un coup d’œil à la ronde. Guy Broca devait mener une vie paisible, ici. Un retour aux sources dans la simplicité, la lumière et le calme. Il les servit et s’installa en face d’elle, sur un petit tabouret en rotin. Après quelques formules de politesse, Camille entra dans le vif du sujet. Comme elle l’avait fait avec Martel, elle décida de se livrer : elle était gendarme et portait le cœur d’un homme sur lequel elle s’était mise à enquêter, et qui l’avait menée jusqu’ici. Elle ne lui parla pas de sa visite chez Mickaël Florès ni de sa virée chez le Serbe.
Broca fut touché par son récit, et cette espèce de quête d’identité que la jeune femme menait. Alors qu’il réfléchissait, Camille ajouta sans vraiment s’en rendre compte un morceau de sucre et avala une gorgée de café. Elle eut l’impression d’en redécouvrir le goût, un mélange lointain de tanin, d’agrumes, et ça lui fit tout drôle. Finalement, Broca se leva et alla chercher une pochette en carton qu’il avait à l’évidence préparée pour sa venue.
Il la posa sur la table, fermée.
— Je pourrais davantage vous parler du père que du fils, fit-il. Il y a eu tout un bordel entre services de police et de gendarmerie concernant ce dernier.
Il désigna sa pochette.
— On emmène toujours ses démons avec soi. Ce que j’ai vu là-bas, ce jour-là, ne m’a jamais vraiment quitté.
Il ouvrit et sélectionna des photos, qu’il tendit à Camille.
— C’est dans cette position qu’on a trouvé Jean-Michel Florès, fit Broca d’une voix grave. Suspendu de cette drôle de façon dans la chambre froide d’un abattoir désaffecté.
Camille observa le cliché. Le père n’était plus qu’un bloc de chair sanguinolent, nu, éventré. Une corde lui traversait le menton par-dessous et ressortait par la bouche, une autre transperçait l’épaule, et les deux se rejoignaient jusqu’à une poulie. Un contrepoids le maintenait debout tel un sinistre pantin. Ses yeux étaient grands ouverts.
Une mise en scène ignoble, diabolique.
L’ancien policier posa sa main à plat sur la pochette.
— Les rapports médico-légaux ont indiqué que les crimes du père et du fils ont eu lieu à quelques heures d’écart. D’abord le fils, puis le trajet depuis l’Essonne jusqu’ici, et ensuite, le père… On a prélevé les yeux au fils pour les poser à côté de son corps, rien de tel avec le père. Lui, c’était… différent. Tant dans les mutilations que dans la manière d’infliger les blessures. Ce rapport médico-légal sur le meurtre de Jean-Michel Florès n’est qu’une accumulation d’horreurs qu’a subies la victime alors qu’elle était encore vivante. Les analyses toxicologiques ont révélé la présence dans son organisme de sédatifs puissants, qui ont probablement servi à l’endormir avant de l’emmener jusqu’à l’abattoir et de le placer dans cette position. C’est le SRPJ de Rennes qui s’est rapidement branché sur le dossier, vu la nature du crime. Nous, les gars du Havre, on s’est fait éjecter comme des malpropres, mais j’ai toujours veillé à garder un œil sur l’affaire du père. Pour le fils, comme je vous disais, ça a été plus difficile…
Ses yeux de mer grise exprimèrent soudain un sentiment qu’on voyait souvent chez les anciens flics : celui d’avoir quitté le job avec un goût d’inachevé. La plupart mouraient avec leurs obsessions ou le regret de n’avoir jamais pu connaître la vérité sur une affaire qu’ils avaient traitée.
— Il y a eu des pistes ? demanda Camille.
— Aucune de sérieuse, le point mort jusqu’à présent. Mais… Je crois que cette histoire risque de vous surprendre. Écoutez avec attention.
Il but une gorgée de café, Camille l’imita.
— Dans l’abattoir, l’assassin n’a laissé aucune trace biologique. On suppose qu’il bosse dans le milieu médical ou, en tout cas, que la médecine est un grand centre d’intérêt pour lui, et ce pour plusieurs raisons, poursuivit Broca. D’abord, la nature du crime, les produits et instruments utilisés. Par exemple, les sédatifs ne se trouvent pas en pharmacie. Le légiste a affirmé que des pans complets de peau avaient été ôtés dans le dos et sur les cuisses avec un dermatome, une espèce de racloir à lames utilisé lors des prélèvements. L’assassin a emporté cette peau avec lui…
Une véritable boucherie, songea Camille en s’attardant sur les clichés. Elle imaginait un être sans visage, un monstre paré d’une cape de peau, courant dans l’ombre projetée des falaises et disparaissant dans une cavité de l’aiguille creuse.
— … Et puis, il y a la nature du crime en elle-même, la position de la victime, poursuivit l’ex-flic. Cette « suspension » bien particulière avec le système de cordes remonte à plus de cinq cents ans.
Il sortit des imprimés en couleur de son dossier et les poussa sur la table. Les dessins représentaient des corps écorchés, placés dans cette même position, avec les cordes, les poulies, les contrepoids…
— Ce sont des planches anatomiques issues de la Fabrica de Vésale.
Il laissa Camille observer les dessins. Son regard s’obscurcissait tandis que les nuages s’accumulaient et absorbaient la lumière, au-dehors.
— Vésale a été l’un des plus grands médecins de la Renaissance. Il a bouleversé l’histoire de l’anatomie en brisant de nombreux tabous et dogmes enracinés dans la culture scientifique de l’époque. Je ne vais pas vous faire un cours, je n’y connais pas grand-chose moi-même, mais c’était le début d’une période où les médecins n’hésitaient pas à voler les cadavres dans les cimetières, dans les morgues, sur le gibet, pour pratiquer des dissections. Un temps où le praticien fait clairement la distinction entre le corps et l’âme et ose s’aventurer là où personne n’est jamais allé : à l’intérieur même de la matière humaine.
Camille songea au trafic des filles tsiganes, à ce que lui avait raconté Nikolic. Ne s’agissait-il pas de « vols » d’êtres humains, là aussi ?
Broca prit une copie de planche anatomique et la contempla à son tour, comme si c’était la première fois.
— Vésale aura mis trois ans pour écrire les sept volumes de la Fabrica, un livre fondateur de l’anatomie moderne. Un monstre de précision, d’érudition, qui a créé une rupture en épluchant le corps humain jusque dans ses secrets les plus intimes. Cette position verticale que l’on retrouve souvent, avec les cordes et la poulie, lui permettait lors des séances de dissection de manipuler le cadavre avec aisance et d’accéder à la partie qui l’intéressait.
Camille considéra les planches magnifiques, où les êtres réifiés étaient mis en scène, exposés, dépossédés de leur peau, de leurs nerfs, étaient découpés en tranches.
— L’une des grandes caractéristiques de cette nouvelle époque, ce sont les dissections publiques qui transforment l’anatomie en spectacle pour initiés. On loue des théâtres, on place des chandelles autour du cadavre allongé au milieu de la scène, on fait payer des spectateurs triés sur le volet. Des chirurgiens, des barbiers, des médecins, mais aussi des mondains en quête de sensations fortes. Avant, on se cachait pour disséquer, on méprisait les médecins qui s’adonnaient à cette activité, au même titre que les bourreaux ou les bouchers. Mais dès lors, la mort fascine, intrigue, le corps humain recèle des mystères à découvrir. Alors, on se regroupe par petites communautés, on vient voir, on assiste à un spectacle édifiant qui procure des frissons en toute sécurité. Puis on se retrouve à un repas pour discuter, philosopher, et traiter de sujets tabous, peu appréciés de l’Église… On brave les interdits, si vous voulez.
Camille écoutait avec passion, touchée en son for intérieur. N’était-ce pas aussi ce qui l’avait attirée vers le métier de TIC ? Cette possibilité de côtoyer la mort des autres pour se rassurer elle-même ? Pour se sentir simplement en vie ? Pour satisfaire, quelque part, sa propre part de ténèbres ?
Broca remarqua le désarroi de la jeune femme.
— Vous devez vous demander pourquoi je vous raconte tout ça.
Il se leva.
— Venez. Faut que vous voyiez de vos propres yeux.