28

18 h 05.

Une entreprise de BTP, à la périphérie de Rouen.

Des fourgonnettes, des bennes, des véhicules de société garés près d’un grillage derrière lequel s’étalaient à perte de vue des palettes de briques. L’air était si chaud que semblait s’élever, au loin, un nuage de poussière rousse.

Deux heures que Camille cuisait, l’œil rivé sur le véhicule gris de Dragomir Nikolic. Elle avait coupé la clim pour ne pas épuiser la batterie et elle se rafraîchissait comme elle pouvait, par petites gorgées d’eau tiède et avec les fenêtres ouvertes. Mais malgré cela, l’atmosphère restait suffocante.

L’homme sortit enfin en tenue de chantier, tout poussiéreux, les mains sales, accompagné d’un autre ouvrier à qui il serra la main. Le Serbe était un type enrobé, large d’épaules, les yeux noirs comme la mort. Il grimpa dans sa voiture crasseuse et démarra.

Camille le suivit à bonne distance, puis le doubla dès qu’elle en eut l’occasion. Elle connaissait sa destination, elle y était passée en repérage. Une barre grise d’immeubles plus au nord de la ville, côté zone industrielle.

La jeune femme avait la gorge nouée, consciente qu’elle ne suivait plus aucune règle, que le plan fou qu’elle avait en tête pouvait mal tourner. Mais il fallait prendre les raccourcis. Pousser Nikolic à parler dès qu’elle lui serait tombée dessus, le faire flipper comme jamais.

Comprendre ce que lui et Loiseau avaient magouillé.

Camille avait envoyé un e-mail sur sa propre boîte électronique, à la gendarmerie, avec toutes les informations qu’elle avait récoltées sur Loiseau, Florès… Elle savait que son message finirait par être lu s’il lui arrivait quelque chose.

Elle roula aussi vite que possible, vint se garer à deux cents mètres de l’immeuble, embarqua le matériel qu’elle avait acheté dans une armurerie du centre et se dépêcha de grimper au troisième étage. Le Serbe habitait le palier du dessus, et il passerait forcément devant elle puisque l’ascenseur était hors service.

La jeune femme patienta, l’œil rivé dans la cage d’escalier vétuste. Le bâtiment était délabré, mal entretenu. Elle se tortillait les doigts, se repassait le scénario à venir. Il allait falloir être précise, rapide et dissuasive. Pas le droit à l’erreur, pas d’hésitation possible. Elle aperçut quelques minutes plus tard la silhouette trapue de l’homme et se tapit dans l’ombre.

Le souffle roque du Serbe, juste là. Elle le laissa filer, retenant sa respiration.

Puis le bruit d’une clé dans une serrure.

Apparemment, il ne verrouilla pas la porte derrière lui. Elle s’approcha, patienta jusqu’à percevoir le bruit de la douche et, après avoir enfilé une paire de gants en latex qui traînaient toujours dans sa voiture, ouvrit la porte d’entrée.

L’intérieur était à l’image de l’homme. Crasseux, sans goût. Un matelas jaunâtre, dans un coin. De vagues odeurs de friture. Un fauteuil craqué, un bordel innommable. En revanche, du matériel hi-fi dernier cri.

Elle prit ses trois paires de menottes GK en polypropène — l’armurier les vendait par lot de trois —, sa lame de rasoir et le pistolet anti-agression à propulsion pyrotechnique. L’engin balançait un jet de capsaïcine, une substance fabriquée à partir de poivre de Cayenne et qui laissait l’agresseur hors d’état de nuire pendant une bonne vingtaine de minutes. Camille n’avait jamais utilisé ce type d’arme. Elle pria pour que ça fonctionne.

Elle prit une grande inspiration, puis se présenta d’un coup sur le seuil de la salle de bains, le pistolet tendu devant elle. Nikolic était en train de se savonner. Il s’immobilisa dès qu’il l’aperçut.

— Putain, t’es qui, toi ?

Il se jeta dans sa direction, se sentant pris au piège. Camille appuya sur la détente. Le jet de capsaïcine l’atteignit en plein visage. L’homme vint tout de même la percuter et se mit à cracher, les mains sur les yeux. Il voulut hurler mais fut comme pris à la gorge, aux poumons, les sons transformés en un souffle aigu. En bonus, Camille lui colla un coup de genou dans l’entrejambe.

Il s’effondra, sentit quelque chose autour de ses poignets, puis de ses chevilles. Ses yeux pleuraient, il avait l’air de souffrir le martyre, mais la jeune femme était intraitable.

Elle lui avait attaché chaque poignet aux tuyaux du radiateur, serrant à fond. Le seul moyen d’ôter ces menottes était de les couper avec une pince. L’homme était assis, face à elle, nu, encore plein de savon, velu comme un grizzli et les bras écartés.

En attendant qu’il récupère, elle verrouilla la porte d’entrée et entreprit une fouille rapide. Elle savait où chercher dans ce genre de turne, aller à l’essentiel. Dessus de meubles, couvercle de hotte, intérieur de chasse d’eau… Elle découvrit un sachet plastique emballé dans le four. À l’intérieur, des liasses de billets, des montres de marque — Rolex, Breitling. Dans une vieille armoire, sur une planche en hauteur et derrière des cartons, des sacs Vuitton empilés et quelques bijoux. Nikolic vivait dans la crasse, dormait sur un matelas à même le sol, entouré de milliers d’euros.

Ce porc avait le sens du sacrifice.

Camille sentit la colère monter en elle. Elle se présenta face à lui et s’assit durement sur ses genoux, son visage à vingt centimètres de celui du Serbe.

— Parle-moi de Daniel Loiseau.

L’homme avait les yeux gonflés, rouges comme la braise. Camille n’y lut que de la haine. Il gesticulait à s’arracher la peau des poignets.

— T’es qui, bordel ?

Un lourd accent slave roulait dans sa gorge.

— Ton pire cauchemar. Je répète une fois : parle-moi de Daniel Loiseau.

— Va te faire foutre !

Il lui cracha au visage avant de s’étouffer avec sa bile. Camille s’essuya doucement et étira un sourire forcé.

— Tu veux jouer à ça…

Elle sortit sa lame de rasoir, noire, rectangulaire, et la promena sur le torse du Serbe. Elle la descendit vers les parties, qu’elle saisit sans ménagement de son autre main gantée.

— On dit que les gars de ton genre ne pensent qu’avec la queue. Qu’est-ce que tu vas devenir, si je te la coupe ?

— T’oseras pas. T’es flic, hein ? Les flics font pas ça, t’aurais trop d’emmerdes. Ils sont où, tes collègues, pouffiasse ?

Camille souleva son sweat, dévoilant la partie labourée de son torse : les taillades récentes, celles qu’elles s’étaient faites dans l’après-midi, après sa visite chez le photographe. Certaines saignaient encore. Le Serbe resta sans voix.

— Je ne suis pas flic, Ducon. Regarde ce que je suis capable de me faire avec ce genre de lame. Alors imagine seulement ce que je pourrais te faire, à toi. J’ai pas de collègue, pas de règles. Et crois-moi, je crèverai ton gros bide sans l’ombre d’une hésitation si tu ne me donnes pas mes infos.

Nikolic se raidit, son regard changea. Il secoua la tête quand Camille approcha franchement la lame de son pénis.

— Je connais pas de Loiseau ! Je te jure !

La jeune femme le fixa au fond des yeux, puis lui montra la photo sur laquelle Loiseau et lui discutaient.

— T’es bien certain ?

Nikolic scruta le cliché, puis revint sur Camille.

— C’est tout ce que t’as ? Ça prouve que dalle. J’ai rien fait, je comprends pas ce que tu veux.

— Je vais te rafraîchir la mémoire. Des cambriolages : côte d’Azur, Bretagne, Argenteuil… Des filles qui bossent pour toi, qui forcent les maisons avec des tournevis. (Elle songea à son cauchemar.) Elles disparaissent et se retrouvent enfermées, torturées. Recel, traite d’êtres humains, vol en bande organisée. Il y en a assez pour te faire prendre quinze ans, minimum.

Il hésita.

— Que je parle ou pas, c’est pareil, de toute façon tu vas…

— J’en ai marre de discuter.

Elle lui écrasa la main sur la bouche et lui entailla l’abdomen d’un coup de lame bien profond. Les yeux du Serbe se révulsèrent. Camille fut surprise de son propre geste, de sa pulsion de violence, mais elle s’interdit de réfléchir ou de s’apitoyer. Elle revint vers le sexe, présentant le tranchant sur la peau. Une pointe de sang apparut. Nikolic haletait.

— C’est bon ! C’est bon !

Camille ne bougea pas, serrant au contraire la queue plus fermement. Elle pendait comme une vieille cosse au bout de sa branche.

— Ce Loiseau, je le connais seulement sous le nom de Macareux. C’est un flic. Un ripou qui nous avait logés.

— Qui ça, nous ?

Nikolic fixait la lame sans ciller. Ses yeux puaient la peur, désormais. Le sang coulait de l’entaille sur le torse.

— Tu crois qu’on peut gérer un réseau pareil tout seul ? Tu sors d’où ?

Un silence. Nikolic essaya de calmer sa respiration avant de poursuivre :

— Ce poulet avait tout pour nous faire tomber. Des preuves, des photos, les adresses des caravanes où on loge les filles. Un jour, il s’est pointé ici, comme toi, avec ses lunettes de soleil et sa casquette. J’ai jamais vu sa gueule, il savait se protéger. Il a braqué un flingue sur ma tempe et m’a dit qu’il avait une proposition à me faire. Qu’en coopérant avec lui on pourrait se faire plus de pognon qu’avec les cambriolages.

— C’était quoi, le deal ?

— Il voulait nous racheter nos filles. Une ou deux par mois, qu’y disait.

Camille accusa le coup, mais ne le montra pas. Il fallait aller vite, rester dans le rythme.

— Elles venaient d’où, ces filles ?

Il ne répondit pas, alors Camille le rappela à l’ordre en enfonçant la lame.

— Arrête, bordel ! À ton avis ? Tu sais à quoi ressemble la vie des femmes Rom en Serbie ? Elles n’ont pas de papier, ne sont même pas enregistrées à la naissance. Des fantômes sans aucune éducation, sans aucun droit, des déchets. Leur propre famille les violente ou les fourgue dans des bordels. Le gouvernement n’en a rien à foutre. Alors nous, on les approche, on leur promet la France, la belle vie, on leur apprend à cambrioler et on les ramène ici, c’est aussi simple que ça.

Camille songea à tous ces réseaux organisés qui polluaient les grandes villes. Ces pilleurs de camions, ces enfants qui se jetaient aux vitres des voitures. Ces femmes qui soutiraient des signatures dans les grandes gares et réclamaient de l’argent. Les gamins qui dévalisaient les touristes dans le métro. Des réseaux, toujours des réseaux. Derrière, il y avait des pourritures de la trempe de Nikolic, un virus qui déferlait depuis l’Est de l’Europe.

Elle avait envie de lui fracasser le crâne. Il le lut dans ses yeux, son visage se crispa davantage.

— Macareux avait une condition, fit-il, c’était qu’on arrête les cambriolages pour pas se faire prendre. Il nous proposait des sommes qu’on pouvait pas refuser. Du cash. On n’avait plus besoin de receler, de s’exposer. Juste faire des allers-retours au pays pour ramener les filles quand il en voulait.

— Combien il payait ?

— Dix mille par fille. Parfois douze. Ça dépendait.

Camille se rappelait ce que Loiseau avait dit à son collègue : sa volonté de quitter le métier, de changer de vie.

— D’où venait l’argent ?

Le Serbe secoua vivement la tête.

— J’en sais rien, je te jure. Et je sais pas non plus ce qu’il faisait avec les filles. Il les prenait, elles disparaissaient, on ne les revoyait plus jamais. Ce type, il… il avait quelque chose dans le regard. Dans le comportement. Un chien fou, comme toi.

Parlait-il du Loiseau qu’avait décrit Martel ? Ce flic timide avec les filles ? Timide en société… Et peut-être le pire des pervers lorsqu’il les tenait à sa merci… Camille marqua une hésitation et réalisa, durant une fraction de seconde, qu’elle était vraiment prête à aller au bout avec ce type. Sa main qui tenait la lame tremblait à présent, ce qui ne rassura pas le Serbe.

— Pourquoi les sommes variaient d’une fille à l’autre ? demanda Camille.

— Ça dépendait de leur groupe sanguin.

— Sois plus clair.

L’homme hocha le menton vers l’armoire à pharmacie. Camille se leva et ouvrit la porte. À l’intérieur, entre des médicaments, des seringues et des tubes bouchonnés, vides.

— Ton Loiseau, là, il choisissait pas les filles au physique, il s’en foutait. Ce taré voulait qu’on lui file les filles avec le groupe sanguin de son choix. C’était ça, le critère. Seules les filles au sang rare, B et AB, l’intéressaient. Les AB, il les achetait plus cher que les B. Nous, on prélevait leur sang directement en Serbie, on faisait les tests là-bas sur des tas de filles pour trouver les bonnes. Quand ça fonctionnait, on ramenait les filles en France.

La jeune femme se frotta le visage. Encore une sinistre coïncidence, parce qu’elle aussi avait un groupe sanguin rare, le groupe B. C’était juste dément.

En quoi le sang de ces filles intéressait-il Loiseau ? À ses pieds, le Serbe grassouillet faisait pitié à voir.

— Tu continues à livrer des filles ? demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

— Non. Un jour, j’ai appris qu’un flic s’était fait buter à Argenteuil. C’était lui, c’était Macareux, je l’ai reconnu dans le journal. Alors, je me suis tiré pour venir ici. Je sais rien d’autre. J’ai plus rien à voir avec ça.

Camille ricana.

— Plus rien à voir ? Et qu’est-ce que tu fous ici ? Tu profites du soleil ?

L’air circulait bruyamment dans sa trachée, tant elle respirait fort. Ses poings se serrèrent.

— Maintenant que Loiseau n’est plus là, t’as repris les cambriolages, hein ? Puis tu vas finir par te tirer ailleurs. Encore, et encore.

— Je suis clean, je te dis.

— En livrant ces filles à Loiseau, tu les as envoyées à la mort, et tu le savais.

Le Serbe replia ses jambes contre son torse autant qu’il ne put.

— Non, non. Je te jure que non. Ce qu’il faisait avec, c’était pas mon histoire.

— C’était pas ton histoire… T’as arraché ces filles à leur pays, t’en as fait de la matière première, des choses. Combien ? Combien de filles tu lui as livré ?

— Je sais plus, putain… Je…

Elle s’approcha. Quelque chose brûlait en elle. Une rage indicible.

— Combien !

— Une dizaine. Douze, je crois.

Le visage de Camille se déforma de colère. Les lèvres du Serbe se mirent à trembler.

— Loiseau va te tuer, murmura la jeune femme.

Il voulut hurler, mais Camille fondit sur lui comme une araignée se laissant tomber sur sa proie.

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