Nouer un contact immédiat. Presque « sympathique ».
C’était la première chose que Sharko allait devoir faire face au « Boucher » Pierre Foulon. L’appeler par son prénom, lui donner de l’importance. Se plier à un cérémonial répugnant mais nécessaire pour éviter que Foulon n’abrège l’entretien. Ce salopard aimait la lumière et adorait parler de ses exploits. C’était là-dessus qu’il allait falloir attaquer la rencontre.
Après son brief avec le capitaine de police qui avait enquêté sur le Boucher, et avant son retour à l’appartement pour préparer son départ pour l’île de Ré, Sharko repassa dans l’open space, trouvant Robillard seul face à son ordinateur. Le lieutenant tout en muscles réfléchissait, les mains croisées derrière la tête.
— T’as l’air pensif, fit Sharko en prenant sa veste.
Robillard déplia sa large carrure en se levant et en s’étirant.
— C’est cette histoire de cambriolages qui m’interpelle. Tout à l’heure, j’ai tenté de joindre le collègue dont le nom apparaît dans les PV, Daniel Loiseau. Malheureusement, il est mort l’année dernière dans l’exercice de ses fonctions.
Sharko resta immobile. C’était le genre de réalité qui faisait toujours aussi froid dans le dos, que ce soit après deux, dix ou vingt-sept années de carrière. La mort pouvait surgir n’importe quand, même au moment où on s’y attendait le moins.
Robillard poursuivit :
— Un certain Patrick Martel, qui bosse dans ce même commissariat d’Argenteuil, m’a rappelé il y a juste une demi-heure. Il voulait à tout prix savoir pourquoi je m’intéressais à ces cambriolages. Il avait l’air nerveux, limite agacé. Alors je l’ai travaillé un peu, en lâchant moi-même du lest. Je lui ai dit qu’on bossait sur douze disparitions. Filles tsiganes, dont l’une d’elle était impliquée dans les cambriolages et que l’on a retrouvée vivante après plus d’un an d’enfermement, à errer dans des souterrains. Ça l’a fait réagir.
Il but bruyamment plusieurs gorgées d’eau à sa bouteille.
— Il m’a parlé d’une femme qui est venue le voir ce matin. Elle voulait en savoir davantage sur Loiseau et les cambriolages. Il a refusé de m’en dire plus à son sujet mais, selon lui, elle faisait des rêves prémonitoires où elle voyait une fille, type Rom, enfermée dans un endroit sombre. Rêves qui l’auraient menée jusqu’au bureau de Loiseau.
— Des rêves prémonitoires… Ben voyons.
— C’est ce que je me suis dit aussi. Mais avoue que la coïncidence est troublante, et qu’il y a du vrai, semble-t-il, dans ces « visions ». J’ai senti ce Martel sur la défensive. Alors, je vais aller faire un tour sur Argenteuil, histoire d’éclairer tout ça. Lui parler face-à-face, essayer de savoir qui est cette femme, et si elle a des choses à nous raconter.
— Bonne idée.
Robillard désigna le gros dossier que Sharko tenait sous le bras.
— Et toi, ça va aller avec Foulon ?
— J’adore ce mec. Je vais potasser ça cette nuit.
— Demande à cet enfoiré si la savonnette glisse bien dans les douches.
Sharko eut un petit sourire.
— Il risque de mal le prendre.
Le lieutenant descendit les trois étages, songeant à son entretien à venir. Nicolas Bellanger était sur le point de décrocher un parloir pour le lendemain matin — restaient les autorisations à obtenir, côté juge et côté prison.
Il marchait dans la cour du 36 en direction de sa voiture lorsqu’il crut halluciner : c’était bien Lucie, là-bas, en train de montrer sa carte tricolore au poste de garde. Seule, sans les jumeaux, cheveux noués en queue-de-cheval, pimpante comme au premier jour.
Il se précipita d’un pas vif, les poings serrés.
— Lucie ?
Il posa la main dans le dos de sa compagne pour l’emmener hors de la cour. Ils se retrouvèrent face à la Seine, devant les hauts murs du siège de la police judiciaire parisienne, entre les voitures de fonction et les Trafic alignés. Des prévenus, des avocats, des flics entraient et sortaient en permanence du Palais de justice voisin.
— Qu’est-ce que tu fais ici, bon sang ? Où sont Adrien et Jules ?
Elle jeta un œil rapide à la grosse pochette qu’il tenait sous le bras.
— Ils sont chez la nounou. Il fallait que je te voie à tout prix.
Sans lui laisser le temps de réagir, Lucie lui montra l’écran de son téléphone portable. Sharko observa la photo, focalisant sur le symbole des trois cercles. Il fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ? Où tu as pris ça ?
Lucie inspira un bon coup, et lâcha tout d’un bloc.
— Quelque part, en forêt d’Halatte.
— En forêt d’Halatte ? Mais…
— Écoute… J’ai fouillé dans le coffre de ta voiture, la nuit dernière. J’ai trouvé la boîte à chaussures. (Elle leva la main pour l’empêcher de répliquer.) J’ai pris mes précautions, j’ai mis des gants. J’ai… écouté l’enregistrement, j’ai vu les dents, dans le portefeuille…
— Merde Lucie, tu…
— Laisse-moi aller au bout ! J’ai trouvé des informations très importantes dans le carnet, elles étaient planquées au milieu de tous ces cercles. Tu les avais remarquées ?
Sharko secoua mécaniquement la tête.
— Une date et un lieu de rendez-vous en forêt d’Halatte pour chacune des douze filles, fit-elle.
Elle lui tendit la feuille avec ses douze lignes, fruit de ses trouvailles. Sharko y jeta un œil rapide.
— Ce matin, j’ai pris la voiture en direction de cette forêt, poursuivit Lucie. Il y avait trois lieux, séparés d’un ou deux kilomètres chacun. Pourquoi trois endroits différents ? Parce que, à mon avis, votre homme prend ses précautions, il ne veut pas instaurer une routine, il veut rester maître de la situation.
Sharko avait l’impression d’halluciner. Un sentiment de colère l’envahissait, mais il ne pouvait s’empêcher d’écouter ce que Lucie avait à lui raconter. Elle n’avait eu à sa disposition que quelques pièces du puzzle et semblait plus avancée qu’eux tous réunis. Encore une fois, elle le scotchait.
Elle parlait vite, avec entrain, comme immergée jusqu’au cou dans cette affaire qui n’était pourtant pas la sienne.
— Je ne sais pas où vous en êtes, je ne comprends pas grand-chose à votre histoire, mais je peux te dire qu’ils sont plusieurs sur le coup. Au moins trois. Le message sur le mur prouve que ces filles sont juste des objets qui transitent d’une personne — le kidnappeur — à une autre, celui qui a écrit le message, pour une raison que j’ignore. Il y a aussi ce « C », à retrouver au « Fleuve », qui est un troisième individu.
« Suis venu, ai attendu. Livraison 02.03–07.08-09.11–04.19 urgente. Retrouve C au Fleuve pour autre RDV. »
Elle marqua une pause, une voiture de police démarrait, sirène hurlante, et continua une fois le bruit estompé :
— Le tatouage fait office de code-barres, c’est avec lui qu’on les identifie. J’ai vérifié à quelle fille correspond le tatouage 02.03–07.08-09.11–04.19, celui inscrit sur le mur. C’est à la dernière fille, celle du 10 août 2011. C’est bien elle que vous avez retrouvée vivante sous l’arbre, n’est-ce pas ?
Sharko acquiesça, bouche bée, comme hypnotisé.
— Quelque chose a merdé, poursuivit Lucie. Quelque chose qui a fait que le kidnappeur n’est pas venu au rendez-vous, malgré l’enjeu. Quelque chose qui a fait que cette fille aveugle est restée vivante, alors qu’elle n’aurait probablement jamais dû.
Un silence. Devant eux, la Seine grise paradait, admirée par des centaines de touristes répartis le long de ses berges. Sharko sentait la colère bouillonner en lui, mais ne retrouvait-il pas, au final, la Lucie qu’il avait toujours connue ? Ce tigre acharné, combatif, surprenant, mû par ses instincts de traque.
Le regard du flic suivit un bus touristique qui franchissait le Pont-Neuf.
— Elle est vivante, parce que lui, il est mort, souffla-t-il.
Plus il y pensait, plus ça lui paraissait logique. Ça expliquait sa disparition soudaine de la maison louée à Saint-Léger, par exemple… Ou ces objets cachés sous le plancher et les tableaux, qu’il n’avait jamais pu embarquer.
Leur kidnappeur, mort…
Ses yeux revinrent sur Lucie. Elle aurait pu, encore cette fois, se mettre sérieusement en danger. Mais au lieu de la blâmer, il se retint. Parce qu’il allait devoir se maîtriser de la même façon face à Pierre Foulon. Ne pas craquer.
— Comment ? demanda-t-il d’une voix ferme. Comment t’as fait ?
— J’ai fait fonctionner ma tête. Tu vois, je crois que le Styx noté sur la couverture du carnet « De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie », c’est un lieu particulier. En mythologie, c’est le fleuve des Enfers. « Retrouve C au Fleuve », pour moi, ça veut dire que le kidnappeur a rendez-vous avec un certain « C » au Styx. Je vais creuser cette piste-là et le symbole des cercles. Voir ce que ça donne sur le Net.
Sharko avait des canons de fusil à la place des yeux, et Lucie crut bon de se justifier :
— Avoue que je t’ai quand même été utile sur ce coup-là, non ? Une cervelle supplémentaire ne sera pas de trop pour gérer les trois milliards de choses qui vous tombent dessus. Je sais qu’il me reste quelques jours de congé, mais j’ai envie de reprendre, Franck. Je n’irai pas forcément sur le terrain, je peux rester dans…
Sharko posa un doigt sur ses lèvres, incitant Lucie à se taire.
— Je ne veux rien entendre pour le moment, d’accord ? Laisse-moi le temps de… digérer tout ça. D’intégrer le fait que ma presque femme fouille dans mes affaires et s’aventure dans un endroit hyper dangereux alors que…
— Ce n’était pas hyper dangereux.
— … alors que je la croyais au calme chez nous. Une presque femme qui me ment et me trahit.
Il regarda sa montre, l’air un peu froid, distant.
— Je ne dormirai pas à l’appartement, ce soir.
— Où vas-tu ?
Sharko hésita. Lui ne pouvait pas lui mentir, et il le regrettait, parfois.
— À la maison centrale de l’île de Ré… Je dois fouiller dans les registres de parloir en fin de journée. Je dormirai à l’hôtel, histoire de ne pas reprendre la route ce soir.
— En général, on se les fait faxer, les registres. (Elle hocha le menton vers le dossier.) Qui vas-tu voir, là-bas ? Quel taulard ?
— Laisse tomber, Lucie, OK ? Ce serait bien si, au lieu de me poser des questions, tu allais chercher Jules et Adrien et me rejoignais ensuite à l’appartement. J’aimerais les embrasser avant de partir.
Lucie acquiesça et vint se serrer contre lui.
— Je suis désolée, Franck. Mais c’est plus fort que moi.
Sharko soupira, il aurait aimé la repousser, la blâmer, mais il en était bien incapable.
Si elle n’avait pas été comme elle était aujourd’hui, il ne l’aurait jamais rencontrée. Ni aimée.
Il lui glissa une main dans les cheveux.
Un couple maudit.
— Je sais…