Sharko resta immobile face aux silhouettes qui obstruaient la clarté de la cage d’escalier.
Elles ne bougeaient pas. Malgré le contre-jour, le flic put voir des visages couverts de foulards, de torchons, ne laissant visible que le regard. Il discernait aussi les contours des armes qu’ils tenaient. Des outils, des barres, des fusils.
Une phrase fusa.
— ¡ Te voy a matar, hijo de puta !
Une barre percuta le mur, faisant un vacarme assourdissant. Celui qui avait frappé s’écarta pour laisser place à une ombre plus petite qui balança une phrase que le lieutenant ne comprit pas.
— Je suis français, dit Franck. Je…
— On ne veut pas de journalistes ou qui que ce soit ici, s’écria la voix dans un anglais exécrable. T’as dix secondes pour dégager.
— Je ne suis pas journaliste. Je suis un policier français.
Un silence. Celui qui avait parlé traduisit en espagnol. Les ombres se figèrent.
— Tu mens. T’es seul. Où sont tes collègues ?
— C’est compliqué.
Une silhouette descendit et frappa un coup de bâton qui explosa à dix centimètres de son oreille. Le flic leva les mains en signe de paix. La peur paralysait ses muscles.
Ces types étaient sur le point de lui faire la peau.
— Remonte, fit celui qui parlait anglais.
Sharko franchit doucement les dernières marches. Les ombres s’écartèrent et l’encerclèrent lorsqu’il fut dans le couloir. Il ne vit que des yeux fous derrière le tissu. L’anglophone avait le visage masqué d’un foulard à damier blanc et noir. Il portait une vieille casquette crasseuse des Yankees sur la tête. Il fouilla Sharko, tira son téléphone portable, son portefeuille.
— Où est ta carte de flic ? Ton flingue ?
— Écoutez, je…
Il balança le portefeuille dans l’escalier, garda le téléphone et poursuivit sa fouille. Il trouva dans la poche droite de la veste la photo de Mickaël Florès, ainsi que celle d’El Bendito.
Il se figea face à cette dernière. Ses yeux revinrent vers Sharko. Noirs, haineux.
On lui arracha la photo des mains. Elle circula d’un individu à l’autre. Sharko discerna, parmi le groupe, la physionomie d’une femme. Les yeux d’un bleu extraordinaire, juste visibles derrière un ruban de tissu rouge. Elle examina la photo, puis le fixa lui, interloquée.
Le flic lut de la frayeur dans son regard.
Un gus petit et hargneux comme un pitbull, derrière elle, grogna quelque chose. Il avait les os courts et de gros poignets. Ses paroles déclenchèrent une discussion houleuse qui frôla la bagarre. Un grand surgit du fond et menaça Sharko avec l’extrémité de sa batte, qu’il appliqua sous sa gorge. Il braillait en même temps.
Le flic sentait que l’orage allait éclater. Il s’adressa à celui qui parlait anglais.
— J’ai retrouvé cet homme avec de la chair desséchée à la place des yeux. Mickaël Florès, un journaliste qui est probablement venu ici en 2010, est mort. Douze filles, en France, ont subi des atrocités. Tout est lié à cet hôpital. J’ai besoin de savoir. S’il vous plaît.
L’homme traduisit de nouveau en espagnol et, de toute évidence, cela ne fit qu’amplifier leur colère. Sharko sentait l’étau se resserrer plus encore. D’un moment à l’autre, cette horde allait exploser de violence. Qui étaient ces gens ? Des villageois ?
Soudain, le petit râblé déchira les deux photos et jeta les morceaux au sol. Il hurlait des mots incompréhensibles à celui qui traduisait. L’homme au foulard à damier se tourna vers Sharko.
— Où est l’homme de la photo ?
— Pourquoi vous voulez savoir ? Qu’est-ce qui se passe ici, bon sang ?
Il répéta sa question, plus fermement.
— Où il est ?
— Il est quelque part, en sécurité, répliqua Sharko.
Le hargneux tenta de pousser le lieutenant dans l’escalier d’un mouvement sec. Le flic résista et ne recula qu’un peu.
Il ne voyait pas comment désamorcer la situation. Il ne comprenait pas.
— Ne faites pas ça, riposta-t-il aussi calmement qu’il le put.
Sans prévenir, le râblé lui colla un coup de batte dans l’épaule. Sharko se plia en deux, le visage tordu de douleur.
Il sut que, s’il ne bougeait pas, il était mort.
Ils allaient le tuer.
L’adrénaline le poussa à foncer dans le tas, il frappa un type au visage en criant, essaya de percer la mêlée. Un deuxième homme vola vers l’arrière, touché au menton. Sharko faisait le ménage, mais un coup de batte dans le mollet arrêta sa course. Des mains lui enserrèrent les membres.
On le balança sans ménagement vers les marches.
Sharko se protégea le crâne avec les bras. Ses coudes, ses genoux cognèrent contre le béton. La chute lui parut interminable.
Un matelas doux l’accueillit en bas. Les cendres s’élevèrent et pénétrèrent par son nez. Il cracha et se releva difficilement.
Brisé, démoli.
Il était en un seul morceau, bien que son corps ne fût que douleur. Son genou droit avait heurté plusieurs fois les marches et lui faisait atrocement mal.
En haut, la porte claqua dans un bruit effroyable. Le noir fut complet.
Franck entendit le crissement de meubles qu’on déplace.
Boitillant, toussant, il remonta les marches à l’aveugle et abattit ses deux poings sur la porte, qui ne bougea pas d’un centimètre.
— Ouvrez !
Sharko plaqua son oreille contre le bois.
Après quelques secondes, il ne perçut plus que le silence.
Il tenta par tous les moyens d’ouvrir, sans succès.
Il s’assit et se massa le genou droit avec l’impression de nager en plein cauchemar.
Un cauchemar incompréhensible.