Le soleil du Nord ne faiblissait pas.
Il pointait à son zénith au milieu d’un ciel tropical, montrant que l’été n’était pas près de rendre les armes. Pour la première fois depuis des semaines, Nicolas apprécia la caresse du vent chaud sur son visage.
Tout était terminé.
La fin d’une histoire, le début d’une autre. Pas beaucoup plus facile, mais plus lumineuse sans doute.
Ces derniers jours, il s’était rongé les ongles jusqu’au sang dans les couloirs de l’hôpital de cardiologie, au CHR de Lille, attendant que Camille émerge, qu’elle le voie, qu’elle lui parle un peu.
Il en était à son sixième café et grillait une cigarette dans les jardins proches de l’entrée. Il regardait les gens passer, les voitures circuler. Ce centre hospitalier était immense. Camille lui avait expliqué qu’elle avait passé une partie de sa jeunesse entre ces barres impersonnelles, les yeux rivés à la fenêtre d’une chambre d’hôpital.
À la fois chanceuse d’être vivante, et maudite d’être malade.
Nicolas se rappelait l’anecdote qu’elle lui avait racontée au restaurant, ce fameux soir à Valence. Cet homme, greffé avec un cœur de motard, mais qui meurt tout de même d’une rupture d’anévrisme deux ans après, s’écroulant à une pompe à essence. Comment ne pas croire au destin après une histoire pareille ? Cet individu était-il prédestiné à mourir, quoi qu’il fasse ? Et comment expliquer que Camille, aux portes de la mort, continuait à vivre grâce au cœur d’êtres qui, peut-être, étaient décédés pour elle ?
Nicolas s’arracha à ses pensées quand il vit Boris Levak sortir de l’hôpital, juste derrière lui. Le gendarme s’approcha, les mains dans les poches.
— Elle est sacrément solide, dit-il en fixant les bâtiments d’en face dans un soupir. Encore une fois, elle va se relever et poursuivre sa route.
— Je n’en doute pas une seule seconde.
— Vous ne connaissez rien d’elle, comment pouvez-vous ne pas douter ?
Nicolas ôta ses lunettes, fatigué. Boris le regarda dans les yeux.
— Vous n’auriez jamais dû l’impliquer dans vos histoires.
— Ce qui est fait est fait. Je le regrette, croyez-moi. Mais Camille suivait un chemin. Et ni vous ni moi n’aurions pu la faire dévier de sa trajectoire.
— En tout cas, moi, jamais je ne l’aurais envoyée à la mort.
— Vous n’étiez pas à ma place.
Boris chaussa ses lunettes de soleil et ajouta :
— Ne traînez pas trop dans le coin, capitaine. Parce que nos routes pourraient être amenées à se croiser ailleurs que devant cet hôpital.
Il lui tourna le dos et s’éloigna. Nicolas ne savait plus quoi penser ni quoi faire. Entre ce Boris, les parents de Camille qu’il avait déjà rencontrés à plusieurs reprises ces derniers jours, et qui exigeaient des explications, les journées qui allaient suivre s’annonçaient très compliquées.
Quelques minutes plus tard, il aperçut deux têtes connues. Il écrasa son mégot, le jeta dans une poubelle et se précipita vers Lucie et Franck. Lui avançait avec des béquilles et, elle, portait un bouquet de fleurs.
— Ici ! fit-il en accourant.
Ils se saluèrent, échangèrent des accolades. Lucie lui passa une main chaleureuse dans le dos.
— Vous n’étiez pas obligés de faire toute cette route, dit Nicolas.
— On en a profité pour ramener ma mère à Lille, répliqua Lucie. C’est une increvable, mais après une semaine, les jumeaux ont eu raison d’elle. Elle est vannée.
— Elle a été extra avec Adrien et Jules, ajouta Franck.
Nicolas fixa la jambe de Sharko.
— Qu’est-ce que ça donne ?
— Une belle entorse du genou, mais je survivrai. Comment va Camille ?
— Trois jours qu’elle est en soins intensifs, la plupart du temps sous morphine. Elle commence tout juste à voir la couleur du jour. La greffe a été une totale réussite.
Sharko lui tapota sur l’épaule avec un sourire.
— C’est une excellente nouvelle.
— Oui, mais il faut rester prudent. L’intervention a été extrêmement lourde, il y a toujours ces problèmes de rejet qui peuvent survenir. Et puis, la convalescence va être longue.
— Camille est une battante, dit Lucie. Elle va s’en sortir.
— Je sais.
— Quelle histoire, quand même…
Ils s’avancèrent d’un pas traînant vers l’entrée de l’hôpital. Sharko râlait sur ses béquilles, il préférait encore changer des couches qu’avoir à marcher avec ces horreurs. Nicolas s’arrêta soudain, sortit une cigarette de son paquet, hésita, puis la remit en place.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Sharko.
Nicolas fourra ses mains dans ses poches.
— Prendre un peu le large. Essayer de m’occuper d’elle, même si ça ne va pas être simple…
— C’est ce Boris, c’est ça ?
— Entre autres. Et puis, j’ai peu d’espoir quant à… mon avenir au 36. Je vais avoir l’IGS et Lamordier sur le dos.
— Ne t’inquiète pas, fit Sharko. J’ai quelques relations pour outrepasser l’autorité de Lamordier. Je sais où taper pour prendre ta défense. T’es un bon flic, Nicolas. T’es allé au bout de ce en quoi tu croyais, t’es resté fidèle à tes convictions. C’est le plus important. Le reste, c’est juste… du détail technique. À ton âge, j’aurais agi exactement comme toi.
— Et puis, tu as mené cette enquête à son terme et permis le démantèlement d’un solide réseau, ajouta Lucie. Ça, personne ne pourra te l’enlever.
Le regard de Bellanger se perdit sur les grosses lettres blanches qui formaient le mot « Cardiologie », au-dessus du porche.
— Il y a un dernier truc dont je dois vous parler à ce propos. C’est au sujet de ce que m’a dit Charon avant de mourir.
Il pointa un banc.
— Assieds-toi deux secondes Franck, on dirait que tu n’en peux plus avec tes béquilles.
Le lieutenant se laissa tomber sur le banc, posant ses appendices en aluminium entre ses jambes. Il poussa un soupir de soulagement. Lucie resta debout, Nicolas s’installa à côté de son partenaire.
— Juste avant de se tirer une balle dans la tête, Charon a d’abord parlé de la Russie… Il était au courant pour les découvertes que vous avez faites là-bas, l’année dernière. Ça n’a pourtant jamais filtré.
Lucie et Franck restèrent sans voix.
— Puis il a ajouté que Calderón et lui étaient évalués, et qu’ils n’étaient que des éléments qui essayaient de se rapprocher du « noyau », sans réellement y parvenir.
— T’as une idée de ce que ça signifie ? demanda Sharko.
— Pas vraiment. Mais c’est toi qui m’as parlé de ce qu’avait dit Loiseau à Foulon sur l’île de Ré. Cette histoire des trois cercles, et des individus qui descendraient progressivement, selon leur niveau de perversité et d’intelligence.
— Je me rappelle, oui. Foulon ne ferait partie que du troisième cercle, celui situé le plus à l’extérieur.
— Et peut-être Loiseau et Pradier aussi. Un cercle qui contiendrait une première couche d’êtres maléfiques, les plus visibles, les plus… expressifs.
— Les tueurs en série ?
— Par exemple. Des êtres qui agissent apparemment de façon indépendante les uns des autres, qu’on ne peut pas canaliser. Sauf que Loiseau et Pradier ont été canalisés. Loiseau n’était pas un exécutant avant sa rencontre avec Charon, il n’était qu’un… pervers, sans doute, mais il n’était pas passé à l’acte. Charon l’a aidé à franchir les étapes, comme il l’a fait avec Pradier. Charon et Calderón étaient à un niveau supérieur…
— Dans le deuxième cercle, donc, proposa Lucie.
— Oui. Je pense que le deuxième cercle est un espace restreint d’êtres plus intelligents, capables d’organiser le crime à plus grande échelle. De nuire à la société en profitant de ses faiblesses. De ne pas s’attaquer à des individus isolés, mais de s’engouffrer dans les failles d’un système pour en détruire les fondations. Les responsables des horreurs qui se sont passées en Russie il y a quelques mois faisaient peut-être aussi partie de ce cercle, et étaient donc connectés à Calderón, d’une façon ou d’une autre.
Une jeune femme en pyjama vint leur demander une cigarette. Nicolas lui donna le reste de son paquet. Elle le remercia et partit fumer dans un coin.
— Ce n’est pas un service que je lui rends, lâcha-t-il avec dépit.
Lucie réfléchissait à ce qu’il venait de lui raconter.
— Admettons que tu dises vrai, dit-elle. Dans ce cas, on n’en est qu’au deuxième cercle. Il y aurait encore… quelque chose d’autre ?
Il hocha la tête.
— Je n’arrête pas de penser à ce qui s’est passé en Albanie, en Espagne, en Argentine. Et même en Russie. À ces mécaniques effroyables qui se mettent en place durant une période mouvementée de l’histoire d’un pays, et qui se prolongent ensuite d’une façon différente mais tout aussi macabre. Les bébés volés, les trafics d’organes… Et puis ces responsables qui disparaissent dans la nature pour continuer leurs sombres activités ailleurs. Il y a bien quelqu’un derrière tout ça, chaque fois. Des têtes pensantes, des puissants, des observateurs, capables eux-mêmes de mettre en relation des hommes comme les deux chirurgiens argentins. Charon/Belgrano a tué Calderón avant de se donner la mort pour éviter de parler. Pour ne pas laisser de traces. Alors oui, il y a peut-être encore quelque chose de plus gros, derrière. Quelque chose qui erre dans les profondeurs, les abysses. Et j’ai l’impression que Charon le savait. Qu’il n’agissait que sous l’emprise d’une entité plus puissante.
Il soupira longuement.
— Il t’a dit quelque chose d’autre ? demanda Sharko. Des éléments qui pourraient nous aider à y voir plus clair ?
Nicolas se souvint des ultimes paroles de Charon et frissonna.
— Il a parlé de l’existence d’une Chambre noire, un endroit où il n’aurait pas pu accéder. Puis d’un Grand Projet. Il a dit que, lorsque l’Homme en noir se mettrait en route, on ne pourrait pas l’arrêter…
— L’Homme en noir, répéta Sharko. Foulon m’en a parlé. Puis le journaliste argentin, Gomez. Selon Foulon, cet individu serait dans le premier cercle. Il serait un peu comme… le grand organisateur.
Nicolas réfléchit à voix haute :
— Aujourd’hui, les trafics d’organes, mais demain, qu’est-ce que ça sera ? Si cet Homme en noir existe vraiment, qu’est-ce qu’il nous réserve ? Nous, les flics, on est comme des hamsters qui courent dans des roues. On s’arrête de temps en temps pour décortiquer une petite graine, on l’avale et on se remet à courir. Mais en définitive, on n’avance pas, et les petites graines semblent toujours aussi nombreuses devant nous.
Il se leva du banc et chaussa ses lunettes de soleil, qui assombrirent le paysage.
Sharko hocha le menton vers les fleurs que tenait Lucie.
— C’est sur les champs de bataille dévastés qu’éclosent les plus belles fleurs, fit le lieutenant en se levant. Il faut garder espoir en notre monde…
— C’est toi qui dis ça ?
— C’est moi, oui. Mais il m’a fallu plus de vingt-cinq ans de carrière à la Criminelle pour enfin l’admettre. L’espoir est ce qui nous fait avancer. Sans espoir, nous ne sommes rien.
Ils se remirent en marche. Tandis qu’ils disparaissaient dans le hall de l’hôpital, une lettre sans mention de l’expéditeur arrivait au 36, quai des Orfèvres, à l’attention de Nicolas Bellanger.
Un employé la posa sur son bureau, ferma la porte derrière lui et disparut.