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Après sa cigarette, Nicolas reprit leur histoire depuis le début, de la découverte dans la carrière à Saint-Léger-aux-Bois, jusqu’à leur remontée vers Daniel Loiseau. Lucie notait, mémorisait, son visage passait de l’excitation au dégoût. Les photos circulaient : le message dans la carrière, celui dans la maison abandonnée en forêt d’Halatte, les tableaux de Rembrandt…

Franck exposa à son tour le bilan de son séjour dans l’Ouest, sa rencontre avec Foulon, puis avec Lesly Beccaro. Il parla des forums de murderabilia, des accès privés, de ce lieu interdit appelé Styx, caché quelque part sous une boîte SM parisienne. Une piste très sérieuse, qu’il allait falloir évidemment exploiter.

Camille buvait ses paroles, sombrant chaque minute un peu plus dans l’horreur. Lucie remarquait à quel point la gendarme du Nord posait sa main à plat sur sa poitrine ou sur sa gorge au niveau de la carotide, sans s’en rendre compte, d’un geste naturel, coutumier. Comme si elle traquait chaque battement de cœur. Elle donnait presque l’impression de les compter.

De son côté, Nicolas Bellanger notait des mots, les entourait sur des feuilles blanches. Les quatre cerveaux carburaient de concert, analysaient, tiraient les fils. Le chef de groupe canalisa les questions qui fusaient et décida qu’il était temps de faire une synthèse, de définir les objectifs et de lever les interrogations.

— Premier fil à tirer : l’histoire des douze filles. Au regard de nos avancées, on peut dire qu’on possède le début et la fin de la chaîne.

Il posa, côte à côte, deux photos : celle fournie par Camille, montrant une cambrioleuse en train de pénétrer dans une maison. Et la seconde, trouvée en pièce jointe dans un mail envoyé à Daniel Loiseau par « CP » : la tête coupée, rasée, posée sur une table en acier.

La vie d’un côté, la mort dans son plus sombre habit de l’autre.

Camille était stupéfaite, touchée intérieurement. Elle pensait à la fille de son cauchemar, enfermée, apeurée… Et voir cette tête coupée, là, lui fit penser à la fille de son cauchemar et amenuisait son espoir de la retrouver vivante.

— Nikolic, nationalité serbe, ramène ces filles de l’Est pour les revendre à Daniel Loiseau au rythme d’une ou deux par mois environ, dit Bellanger. Loiseau achète ces filles à des prix variant en fonction, d’après ce que nous a dit Camille, de leur groupe sanguin. Des groupes B et AB uniquement.

— B et AB, répéta Lucie. C’est ce qui est noté au début de chaque tatouage, si je ne m’abuse.

La liste des tatouages fit le tour de la table. Lucie avait raison. Une partie de leur signification s’expliquait donc enfin.

— Les groupe B et AB sont les plus rares, moins de trois pour cent de la population pour AB, et moins de dix pour cent pour B, dit Camille. Je le sais, car je suis de groupe sanguin B. Loiseau cherchait des filles avec des groupes peu répandus. Le Serbe les sélectionnait en conséquence.

— Pourquoi ? demanda Sharko.

Un silence.

— On ne sait pas encore, intervint Nicolas. Ce qu’on sait, en revanche, c’est que Loiseau rachète les filles et les retient dans une carrière. Il les nourrit, les lave, les épile, les tatoue avant de les livrer à un deuxième individu dont on ne sait absolument rien, si ce n’est qu’il se fait appeler Charon.

— Celui qui a permis à Loiseau de traverser le Styx, ajouta Lucie. Son mentor…

— Plausible. Nous possédons les dates, heures, lieux de rendez-vous, en forêt d’Halatte. Le mail envoyé à Loiseau, avec ce passage « En plus t’as foiré le rendez-vous, Charon est en rogne », nous indique qu’ils sont trois : Loiseau, Charon et CP. Le kidnappeur, l’intermédiaire, l’exécuteur.

— Je dirais même quatre, fit Camille, si on tient compte de la scène de l’abattoir. Quelqu’un tuait Jean-Michel Florès pendant que deux autres observaient. Or, Loiseau était déjà mort.

— Quatre… répéta Lucie dans un soupir. C’est dément.

— Plusieurs questions découlent de ce que je viens de vous raconter, dit Nicolas. D’où Loiseau tire-t-il de telles sommes en liquide pour payer Nikolic ? Qu’est-ce qui peut justifier de pareils montants ? Que fait Charon avec ces filles ?

Lucie fixa la photo de la tête coupée avec dégoût.

— Pourquoi Loiseau paierait-il de telles fortunes pour qu’elles finissent de cette façon ? ajouta la flic. Il ne s’agit pas de prostitution ni de traite d’êtres humains. C’est autre chose…

— C’est toute la partie manquante de la chaîne, reprit Bellanger. On sait d’où viennent les filles, comment elles finissent entre les mains de ce « CP ». Quant à savoir ce qu’en fait Charon et quel est le rôle du quatrième individu…

— Ce quatrième individu remplace peut-être Loiseau, estima Camille. Enfin, c’est juste une supposition.

Les hypothèses étaient nombreuses et soulevaient toujours plus de questions. Sharko imaginait le quatuor maudit… Une horde de chiens sanguinaires, qui avaient réussi à se regrouper et œuvraient dans l’ombre avec un but caché.

— Vous avez fait des recherches sur Loiseau ? demanda Camille. Creusé son passé ?

— Pascal Robillard, un gars de mon équipe, est en train d’essayer d’accéder à son compte en banque, pour voir s’il y a eu des mouvements importants. Ça fait plus d’un an que Loiseau est mort, son père a vendu son appartement. Vu comment il était prudent et parano, Loiseau n’a pas dû laisser beaucoup de traces derrière lui, même fauché par le destin comme il l’a été. Aux dernières nouvelles, on n’a pas d’abonnement téléphonique le concernant, hormis une ligne fixe. Donc, côté historique des appels, c’est mort. Un flic comme Loiseau savait pertinemment que les portables sont de vrais mouchards, et qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne ligne fixe pour ne pas être tracé lorsqu’on a des choses pas nettes à faire…

Il agita son verre de whisky et en but une gorgée.

— Deuxième fil à tirer à présent, et non des moindres : Mickaël et son père, Jean-Michel Florès. Assassinés tous les deux, à quelques heures d’intervalle. J’ai ici des copies de pièces de dossier que m’ont fournies le commandant Blaizac de la gendarmerie d’Évry d’un côté, et Broca, de Normandie, de l’autre. Il y a des photos, des portraits de Florès et de son père, en plusieurs exemplaires. Je pourrai vous en fournir des doubles, au besoin.

Il résuma son entretien avec le gendarme d’Évry : la découverte du corps torturé dans la chambre, la méthode de torture argentine appelée la Picana, l’énucléation chirurgicale du fils, l’absence d’indices, la personnalité ambiguë de Mickaël, et ces frontières qu’il était prêt à franchir. La photo de la femme ghanéenne attachée en croix dans sa cour, entre autres, laissa tout le monde sans voix.

Puis il plaça, à côté de la photo de la tête coupée, celle de l’Argentin tenant ses poings presque fermés devant ses yeux.

— Lui, c’est un Argentin, El Bendito, ce qui signifie « le bienheureux », expliqua Bellanger. La photo a été prise dans un quartier de Buenos Aires, Boedo. Elle était accrochée dans le laboratoire de Mickaël Florès, au milieu des autres. Les gendarmes d’Évry l’ont récupérée lors de leur perquisition parce qu’elle touchait l’Argentine, mais ils n’ont rien pu en tirer. Il va falloir qu’on fasse mieux qu’eux.

Chacun essayait d’assembler des pièces du puzzle, de trouver des liens. Bellanger reprit :

— En Argentine, Florès s’est rendu dans deux endroits éloignés, plantés au milieu de nulle part, avant de revenir vers Buenos Aires et de parcourir ses nombreux quartiers pour trouver ce Bendito. Ce type est peut-être la clé, mais comment mettre la main sur lui ? C’est quasi impossible. Buenos Aires est l’une des villes les plus grandes et les plus peuplées du monde.

Camille fixait attentivement la photo. Quelque chose la dérangeait dans ce cliché. Un truc évident qui lui sautait aux yeux, sans qu’elle pût l’exprimer à ce moment précis. Bellanger l’arracha à ses pensées, revenant finalement sur la photo en noir et blanc trouvée dans le petit cercueil.

— Et puis, il y a cette dernière photo que vous nous avez fournie. Maria, Valence… Un élément en plus dans ce puzzle. En espérant que votre voyage en Espagne nous apportera des réponses.

Sharko pointa le cliché.

— Cette femme est enceinte. Mickaël Florès a eu un fils ?

— Le commandant de gendarmerie m’a donné tout le pedigree de Florès. Non, il n’a jamais été marié et n’a jamais eu d’enfant. Le nom de cette Maria n’apparaît nulle part dans le dossier. Est-elle la mère du squelette, et Mickaël son père ? Les tests ADN devraient nous permettre de savoir si le bébé est génétiquement lié au photographe.

— D’après l’enquêteur d’Étretat, son père allait souvent en Espagne, souligna Camille.

— Vous pensez qu’il voyait cette femme ? Que Maria n’est pas liée à Mickaël, mais à son père ? Et qu’elle serait enceinte du fruit de leur relation ?

— Ça reste une possibilité. Le cliché est plutôt ancien. Et puis il y a cet album de famille aux pages arrachées… Comme un secret à cacher.

— Dans ce cas, je vais demander également une comparaison du profil ADN du squelette avec celui du père, qui doit être stocké quelque part dans une base de données. Nous verrons s’il y a une filiation.

La jeune femme considéra la photo du père mutilé, que Bellanger avait récupérée dans le dossier de Guy Broca. Elle exposa ses remarques à voix haute :

— La présence des trois cercles sous les différents messages et sur la scène de crime de Jean-Michel Florès prouve sans aucune ambiguïté que votre fil et le mien sont reliés. Ils font partie d’une même pelote. Une pelote avec plusieurs tueurs, kidnappeurs, violeurs, appelez-les comme vous voulez.

— Il y a encore un autre lien que les cercles, observa Sharko, concentré. C’est le goût pour l’anatomie, la dissection, et aussi la pluralité des observateurs… Observateurs sur les tableaux, observateurs sur le lieu du crime de Florès… Les observateurs des tableaux sont des gens de pouvoir, ils appartiennent à des cercles fermés, ils se considèrent au-dessus du peuple et s’octroient le droit de braver l’interdit. J’ai le sentiment que les individus qu’on cherche se coulent dans ce modèle. Des êtres qui se croient privilégiés, autorisés à tout. N’oublions pas que Loiseau payait des dizaines de milliers d’euros au Serbe. Cet argent liquide, il venait bien de quelque part. De bourses bien garnies.

Ses déductions prêtèrent à réflexion. Chacun enregistrait, acquiesçait. Le lieutenant poursuivit :

— Les individus impliqués dans notre affaire partagent les mêmes goûts, le même genre de passion morbide pour la dissection. Il y a, chez eux, une volonté d’être vus, admirés. Et aussi, de « voir », tout simplement. Loiseau filmait ses prisonnières pour montrer de quoi il était capable… Et « CP », de son côté, lui renvoyait l’ascenseur en exposant cette tête tranchée. « Au fait, admire mon travail », dit le message retrouvé sur la boîte mail de Loiseau.

— Tu penses que CP est l’auteur des crimes des Florès ? demanda Lucie.

— Peut-être l’un d’eux, en tout cas. La peau de Jean-Michel Florès a été prélevée, et on sait que CP a fabriqué un portefeuille en peau humaine… En revanche, les yeux sont restés en place, contrairement à ceux de Mickaël.

— Et Broca a parlé de mode opératoire, de façon de procéder différente, précisa Camille.

— Donc, c’est peut-être Charon en personne qui a tué le photographe, et qui a laissé CP agir pour le père.

— Le ou les maîtres auraient laissé agir l’élève ?

— Ça se tient. CP a agi, et c’est peut-être Charon et son acolyte qui se sont abreuvés du sang de Florès dans cet abattoir.

— Des fous…

— Des fous, oui, qui ont suffisamment d’affinités pour en arriver à de tels extrêmes. Des maîtres et un élève ? Des élèves et un maître ? Trois individus qui, comme Loiseau, se croient au-dessus des règles, et franchissent les cercles dans un but précis.

Un grand silence s’ensuivit. Sharko agita son verre, cherchant peut-être des réponses dans les reflets d’ambre. Il n’arrivait pas à se faire une idée claire du genre d’individus auxquels ils avaient affaire. Sans doute parce qu’ils étaient plusieurs, justement, et que dresser un profil psychologique était par conséquent quasiment impossible.

— Pascal a pu obtenir la liste du personnel du CHR d’Orléans ? demanda-t-il.

— Il a été en contact avec le directeur du site, on leur a envoyé la commission rogatoire aujourd’hui. Demain, on devrait avoir un listing des « CP » et des « PC » si tout se passe bien, du personnel de nettoyage aux chirurgiens.

Il fixa Lucie.

— Tu pourras aider Pascal ? Mettez-vous y tous les deux, c’est notre meilleure piste.

— C’est une bonne tâche pour reprendre, répliqua Lucie. Pas trop physique ni compliquée.

Nicolas se massa le cuir chevelu.

— Quoi d’autre ?

— Le plus important : le Styx, lâcha Camille. Avec ce que vous venez de raconter, je crois que c’est la pierre angulaire de notre affaire. L’endroit où, sans doute, Loiseau, CP et Charon se sont rencontrés en chair et en os. Vu le message sur la maison en forêt d’Halatte, il y a une chance d’y trouver plus particulièrement CP : « Retrouve C au Fleuve pour autre RDV », avait écrit Charon.

Elle orienta son regard vers Sharko.

— Lesly Beccaro, alias Gorgone, est une femme. Vous en avez besoin d’une pour descendre là-dessous. Je suis celle qu’il vous faut. Vous, vous êtes flics au 36, vous êtes peut-être grillés, imaginez qu’on connaisse vos visages ou ceux de vos collègues féminines. Moi, il n’y a aucun risque qu’on m’identifie, qu’on sache qui je suis. Ça se passe dimanche soir, je serai revenue d’Espagne.

— C’est hors de question, répliqua du tac au tac Sharko. C’est trop risqué, trop dangereux.

— Dangereux ? Et vous croyez qu’affronter un type comme Nikolic, ça ne l’est pas ?

Franck poussa la photo de la tête coupée devant elle.

— Ces types-là sont dix fois pires que Nikolic. Des bêtes sauvages. On ne sait pas ce qu’on trouvera là-bas. Et comment reconnaîtrez-vous celui ou ceux qu’on cherche ? Vous croyez peut-être qu’il suffira de poser des questions du genre : « Bonjour, c’est vous, CP ? »

Camille posa une main sur son cœur.

— Lui le reconnaîtra…

Sa réponse cloua le bec à Sharko.

— On devrait lui faire confiance, fit Lucie en fixant son compagnon. Tu sais parfaitement que, moi, je l’aurais fait en temps normal. Je serais descendue là-dessous sans la moindre hésitation.

Un regard entre les deux femmes suffit pour qu’elles comprennent qu’elles étaient sur la même longueur d’onde depuis le début. Sharko chercha du soutien auprès de son chef, qui ne lâchait plus le visage de Camille.

— Si on voulait être arrangeant, on pourrait dire qu’on ne peut pas vous empêcher d’entrer dans cette boîte, fit Nicolas Bellanger. Vous êtes une citoyenne majeure et libre de faire ce que vous voulez.

— Exactement, répliqua Camille. On n’a jamais eu cette conversation, et disons que j’ai des loisirs nocturnes un peu particuliers… (Elle promena une main sur son torse.) Et croyez-moi, j’ai des atouts pour me noyer dans la masse dans ce genre d’endroit.

Bellanger garda le silence quelques secondes, se demandant ce qu’elle voulait dire.

— Vous savez ce que ça implique ? fit-il.

— Que vous ne pourrez pas me couvrir « officiellement ». Que mon nom ne figurera dans aucun rapport et que je serai seule, sous terre.

Sa voix était forte, exprimait de l’assurance. Bellanger reporta son attention vers ses deux collègues.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Moi, ça me va, fit Lucie.

Sharko n’ouvrit pas la bouche pour s’opposer, au final, mais ses yeux répondirent pour lui : il capitulait. Difficile de trouver une autre solution dans l’immédiat. Camille était impliquée à fond dans l’enquête, dans le rythme, elle paraissait avoir les épaules solides et avait pas mal bourlingué. Nicolas Bellanger acquiesça pour lui-même, les yeux rivés vers ses papiers qu’il criblait de notes.

— Très bien, très bien. J’ai le sentiment qu’on avance enfin.

Ils finirent leur apéritif tout en continuant à partager les informations, à réfléchir, à tirer des conclusions, les photos étalées sur la table telles des cartes à jouer.

Sauf que leur jeu à eux n’avait rien de festif.

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